Critique de Innocence, de Déa Loher, vu le 7 avril 2015 à la Comédie-Française
Avec Claude Mathieu, Catherine Sauval, Cécile Brune, Bakary Sangaré, Gilles David, Georgia Scallier, Nâzim Boudjenah, Danièle Lebrun, Louis Arène, Pierre Hancisse, Sébastien Pouderoux, et Pauline Méreuze, dans une mise en scène de Denis Marleau
Très chère Comédie-Française,
Ma question de ce soir est simple : pourquoi ?
Je t’aime tant, chère Comédie-Française. Tu m’as fait vivre de superbes soirées, tu m’as fait connaître de grandes émotions. J’aime ta troupe, j’aime ton symbole, j’aime ton histoire. Mais si je m’adresse à toi ainsi aujourd’hui, c’est parce que depuis quelques temps, tu sembles t’essouffler. Comme si tu étais à court d’idées, comme si tu cherchais à te renouveler. Il faut cesser d’avoir peur comme cela, tu n’as pas un grain de poussière sur le dos. D’autres comme moi t’admirent toujours autant qu’avant. Nous aimons nous rendre dans ta Maison pour y voir de grands classiques ; Molière, c’est chez toi que je l’ai découvert. Depuis peu, tu t’ouvres à de nouveaux horizons : pourquoi pas, si cela est réussi ? Je pense à Juste la fin du monde, je pense à Rituel pour une métamorphose. Tu portes en toi tant de grands comédiens, qui s’adaptent si facilement, que ce serait un gâchis de ne pas essayer autre chose, parfois.
Cependant, il faut que tu cesses de vouloir changer aussi radicalement. Tu restes la scène nationale où l’on souhaite voir de grands textes classiques. Tu n’es pas le théâtre du Rond-Point, ne confonds pas les rôle. Attention, je n’ai pas dit que tu n’avais pas droit à quelques écarts ; je ne dis pas cela, mais… Si encore c’était fait dans les règles de l’art. Mais tu m’as proposé des choses si étranges, ces derniers temps. Quid de cet Hamlet aux couleurs pop ? De ce Songe d’une nuit d’été trop peu rêveur ? Tu m’as proposé beaucoup d’ennui, durant ces dernières saisons. Et au théâtre, le diable, c’est l’ennui.
Mais je crois que ça faisait longtemps que je n’avais pas assisté à cela. De voir ta salle aussi vide, chère Comédie-Française, cela me retourne le coeur. Et pourtant je comprends tes spectateurs. J’ai eu peur, moi aussi, lorsque j’ai vu la bande-annonce d’Innocence. Je me suis même demandé si c’était une blague. Mais non, c’était bien réel. Pire encore, c’était à l’image de ce que tu m’as proposé ce soir. Mais voyez plutôt :
Que comprend-on de cette vidéo ? Pas grand chose, hélas. C’est un peu mon avis sur le spectacle que tu m’as proposé hier. Je ne connaissais pas l’auteur, Dea Loher. Avant d’entendre des réactions trop pressées, je précise que je ne suis pas fermée au théâtre contemporain, au contraire. Mais je n’aime pas qu’on se moque de moi. Je n’aime pas les textes trop verbeux. Et je n’aime pas les oeuvres fourre-tout. Ici, je vois dans cette pièce un concentré de tristesse. L’auteur a réparti tout le malheur du monde dans 12 comédiens. Pauvreté, xénophobie, racisme, handicap, suicide, sans papier, massacre de masse, maladie, oubli, absence d’amour, mythomanie, tout y passe. Tout y est. En tout cas, tout est représenté. Mais rien n’est approfondi. Beaucoup de choses sont semés, mais dans quel but ? Certains messages tentent de passer, se fraient un chemin, et éclatent au grand jour, d’un éclat terne et sans réel but. Mais trop de messages m’apparaissent totalement incompréhensibles.
C’est triste, dit comme ça. Et pourtant aucune émotion ne passe. Ce texte que tu me présentes, à la construction facile, avec cette boucle qui se referme, ne surprend pas. On devine les choses bien avant qu’elles n’arrivent. Mais on ne nous y compte pas grand chose d’intéressant. Les partitions des acteurs sont ennuyeuses, plates, répétitives. Pire encore, très chère Comédie-Française, tu as confié la mise en scène à quelqu’un qui n’avait apparemment pas pour but la mise en valeur du texte. Pourquoi avoir dirigé les comédiens ainsi ? Quelle platitude dans leurs intonations. Quel ennui que ce plateau immobile. Quelle raideur dans leurs quelques déplacements. Quelle inutilité dans cette vidéo. Quel harcèlement auditif que cette musique insupportable, diffusée en continu. Quelle narration inappropriée donnant lieu à des scènes ridicules.
Pauvres comédiens, que leur fais-tu donc faire ? J’ai pensé à eux, durant ces 2h30 de calvaire. J’ai pensé au fait que, chaque soir, ils devaient assister à cette pièce qui fut pour moi d’un ennui mortel, le temps d’un seul soir. Car les comédiens sont condamnés à rester durant toute la représentation sur le plateau. Quel enfer, quel ennui. Mais j’ai été rassurée de voir comme Bakary Sangaré semblait heureux d’incarner Fadoul, comme cela le transportait et le sortait du jeu fade qu’on lui connaît habituellement. J’ai vu Georgia Scalliet faire du Georgia Scalliet, c’est-à-dire geindre et rire d’un rire faux, mais après tout, cela allait bien à son rôle. J’ai vu un Nâzim Boudjenah déchiré, une Danièle Lebrun très en forme, un Louis Arène dans l’indétermination. J’ai vu trois monologues parfaitement habités par une Cécile Brune délirante. Non, chère Comédie-Française, il n’y a pas de problème, ou si peu, chez tes acteurs. Le mal vient de plus loin. Des erreurs d’une jeunesse que tu tentes de retrouver mais en vain, car tu restes la Maison de Molière. Tu n’es pas vouée à lui donner vie exclusivement, mais c’est tout de même là le domaine où tu te surpasses. Peut-être t’es-tu attaquée à un trop gros morceau, peut-être qu’entraînée par cette volonté de changer, tu n’as pas vu le problème que pourrait poser ce texte. Intense problème que l’ennui, s’il en est.
Je te demande pourquoi tout cela, ce soir, chère Comédie-Française, parce que je crois toujours en toi. Je t’ai beaucoup critiquée ces derniers temps, car tes spectacles m’ont trop souvent déçue. Cette déception provient sans doute du fait que tu as toutes les cartes en main pour donner lieu à de grandes choses. Réveille-toi, chère Comédie-Française, je t’attends. Nous t’attendons.
A bientôt,
Une spectatrice.