Pour ceux qui rejoindraient ce carnet et n'auraient pas lu mes avertissements repetes a ce sujet, l'absence d'accents est due a l'usage d'un clavier chinois.
Puisque l'article precedent, dans lequel je m'interrogeais sur l'utilite de mes recits de voyage, a suscite des messages d'encouragement dont je tiens a remercier les auteurs, et que j'ai encore beaucoup d'observations a livrer avant mon retour en France la semaine prochaine, je voudrais parler, brievement car le sujet s'y prete et que je suis presse par le temps, de l'adoption de prenoms anglais par les jeunes Chinois afin de se presenter plus facilement dans un contexte international.
Lorsque l'on rencontre un jeune Shanghaien et que l'on effectue les presentations d'usage, celui-ci fournit souvent un nom d'emprunt a consonnance anglo-saxonne, parfois adapte de son prenom chinois, la plupart du temps inspire par une personnalite du monde artistique ou sportif nord-americain.
Cela m'a replonge dans les souvenirs de mes cours d'initiation a l'allemand, en Cours moyen premiere annee, a l'ecole Louis-Armand de Villeurbanne. L'enseignante germaniste du college voisin du Tonkin (le quartier villeurbannais, pas la province indochinoise), qui nous dispensait ces cours bi-hebdomadaires, nous avait demande, par commodite, de choisir un prenom allemand que nous devions afficher sur notre pupitre. Ainsi la memorisation des personnes devait-elle en etre simplifiee. J'avais choisi "Rainer", car il se rapprochait le plus de mon prenom. Comme on pouvait s'y attendre, ces prenoms allemands ne furent jamais utilises et l'enseignante ne tarda pas a memoriser nos vrais prenoms, en les adaptant, par souci de pedagogie, a la prononciation allemande, ce qui ne changeait d'ailleurs pas grand-chose dans mon cas.
Les jeunes Chinois, eux, veulent que l'on utilise leur prenom anglais, pour aider leur interlocuteur autant que pour adopter une posture "internationale". L'un des etudiants que j'ai rencontres a meme pousse le zele jusqu'a me faire croire que ses parents l'avaient veritablement appele "Frederick". C'est lors de la redaction de l'un de mes articles pour le magazine que j'ai eu a lui redemander quel etait son "nom chinois" - bref, son vrai nom - et qu'il me revele qu'il s'appelle Sun Shuo, ce que je n'aurais pas eu plus de mal a memoriser ni meme a prononcer.
J'avais deja note que mes hotes ne comprennent pas que je prefere, alors que je suis en Chine, manger un repas chinois sain, savoureux et bon marche plutot qu'un en-cas cher, insipide et malsain dans un fast-food. Je remarque avec cette affaire du "prenom anglais" que nombre de jeunes Chinois, se basant sur ce qu'ils croient a tort etre le confort intellectuel de leurs partenaires occidentaux, preferent renier leur identite chinoise.
Car le prenom est le premier et le plus important marqueur de l'identite individuelle et collective d'une personne, en ce qu'il la designe personnellement et la rattache, par l'inevitable homonymie avec ses semblables, a la communaute linguistique et culturelle a laquelle elle appartient. C'est en cela que cette decouverte fait echo a un phenomene quasi-tabou en France, puisqu'il touche a la fois a la resistance de l'identite nationale francaise au rouleau-compresseur culturel americain et a l'assimilation des enfants d'immigres a la communaute nationale. L'unite nationale et le refus des regionalismes sont egalement concernes.
Je risque de mecontenter plusieurs personnes de mon entourage qui portent un prenom anglais, mais je me permets d'y voir, chez leurs parents, la soumission, consciente ou non, a la culture anglo-saxonne. Je vois aussi, ce qui devrait provoquer le courroux d'autres personnes de ma connaissance, dans la persistance de prenoms issus de la culture d'origine de parents immigres le refus de ces derniers de l'assimilation a la culture francaise, refus qui s'explique d'abord par le renoncement de la France a imposer un socle culturel commun, phenomene que ses initiateurs qualifient de "multiculturalisme". Un processus aussi en cours dans les regions peripheriques francaises que je qualifiais en janvier d'"identitaires".
Il est d'usage, en France, de rire de ces "enfants-bananes", "jaunes a l'exterieur, blancs a l'interieur", qui portent des prenoms que l'on n'aurait plus oser donner dans les annees 1950. Il faut pourtant encourager la demarche des parents d'origine asiatique, qui en donnant des prenoms francais a leurs enfants et en ne s'opposant pas - grace a l'agnosticisme de nombre d'entre eux, qui evite l'endogamie que pratiquent les membres des communautes religieuses - au mariage mixte, favorisent leur pleine et entiere integration, bref leur assimilation, a la societe, a la nation francaises.
L'on peut a l'inverse deplorer que la francisation des prenoms et des patronymes, qui est systematiquement proposee aux naturalises francais, soit tout aussi systematiquement refusee par eux. Le respect de la difference et le rejet de la xenophobie, louables, ne signifient pas la sacralisation inconditionnelle du respect de la diversite - que s'apprete a transcrire juridiquement Nicolas Sarkozy en le faisant inscrire dans la Constitution de la Republique - ni la xenophilie, qui est l'amour de l'etranger parce qu'il est etranger et non parce que ses qualites humaines, en principe indifferentes a toute appartenance culturelle, lui font meriter notre estime et notre affection. Ces deux derives de l'"antiracisme", qui favorisent le differentialisme a l'oeuvre dans la societe francaise, sont precisement a l'origine des replis communautaristes qu'il est bien vu de critiquer.
Devant le malaise que m'inspire la volonte de certains jeunes Chinois de masquer leur identite chinoise, j'en viens a me demander, dans le cas francais, s'il n'est pas preferable d'imposer un etat-civil francais et francise aux enfants de ceux qui voudraient singer la mode anglo-saxonne, perpetuer les symboles d'une culture qui n'est plus la leur ou encore affirmer la singularite de leur region par rapport au modele jacobin. Meme si ce combat est perdu d'avance,la question merite d'etre posee.
Ayant termine la redaction de cet article, je me rends compte que nombre de blogueurs, dont certains ont des idees proches des miennes, peuvent se sentir vises par mon propos. Je tiens a les (r)assurer de ce que je ne questionne en rien leur appartenance a la nation francaise. Je parle ici d'un phenomene general, global.
Roman Bernard