Attribué à Jean II Penicaud (Limoges, fl. c.1532-1549),
Nativité, sans date
Émail peint sur cuivre, 18,5 x 16,5 cm, Paris, Musée du Louvre
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La parution de chaque nouveau disque de l'Ensemble Clément Janequin qui est devenu, depuis plus de trente ans, un compagnon familier et attachant pour beaucoup d'amateurs du répertoire Renaissance, constitue, en soi, un cadeau. Il est double cette fois-ci, car les musiciens ont non seulement choisi de nous offrir un programme de saison, mais aussi de partager l'affiche avec un tout jeune ensemble qui fait, sous leur patronage, ses premiers pas devant les micros, le Trio Musica Humana.
Plus que toute autre sans doute, la fête de Noël est celle qui permet aux éléments savants et populaires de se mêler harmonieusement en s'éclairant mutuellement.
Cette heureuse accordance qu'ont magnifiquement illustrée peintres et sculpteurs, en particulier dans les représentations mettant en scène les bergers personnifiant la joie des plus humbles, est également présente dans la musique, et c'est ce jeu de résonances que donne à entendre, dans sa diversité, Au sainct Nau. L'invention plébéienne des noëls, un genre qui était toujours pratiqué au XIX e siècle, est antérieure au XVI e siècle, période sur laquelle se concentre le programme de cette anthologie, mais sa diffusion profita alors, bien entendu, de l'essor de l'imprimerie, jusqu'à former des recueils comme la Grande Bible des Noëls publiée à Lyon en 1550, avec une page de titre ornée d'une jolie vignette antiquisante bien dans l'air humaniste du temps. Parcourir cet ouvrage donne une bonne idée des pratiques qui avaient cours, car s'il s'ouvre sur un tout à fait canonique Conditor alme syderum pour le temps de l'Avent, celui-ci est immédiatement suivi par un Conditor en françois qui décrit, avec une verve toute rabelaisienne, un fastueux banquet. Au fil des pages, se rencontrent ensuite des airs à chanter sur des mélodies alors connues de tous, qu'elles soient sacrées ( Ave maris stella, A solis ortus...) ou profanes, cette dernière catégorie faisant principalement place à la chanson, avec des " tubes " comme Douce mémoire ou Allégez moy, mais aussi à la danse ( Noël sur les branles de Bourgogne). Tantôt jubilatoires ( Dison Nau à pleine teste), tantôt recueillies ( Au bois de deuil), ces parodies restituent parfaitement l'esprit foncièrement ambigu de la fête de la Nativité, que traduisent aussi les imagiers avec leur symbolique propre, oscillant entre l'émerveillement devant l'arrivée du Sauveur et le pressentiment de Sa Passion. Selon les coutumes du temps qui furent, comme on le sait, dûment sermonnées par le Concile de Trente, l'adaptation de textes nouveaux se soucie peu de la nature de celui qui était porté auparavant par la mélodie, ce qui occasionne de succulents carambolages lorsque l'on connaît les deux - et les hommes du temps les avaient évidemment plus à l'esprit que l'auditeur d'aujourd'hui - entre des paroles pleines de dévotion et d'autres parfois nettement plus lestes, comme dans Il estoyt une fillette, dont le " qui voulait sçavoir le jeu d'amours " devient " que le fils de Dieu voulut aymer ", savoureuse superposition entre amour spirituel et désir on ne peut plus charnel. On sera sans doute plus étonné de voir également l'inspiration populaire se faufiler jusque dans l'ordinaire de la messe, comme dans le Kyrie de la Missa Noe noe de Jacques Arcadelt, fondée sur le motet Noe noe psallite de Jean Mouton, et donnée ici dans une version dont les tropes (interpolations) en français content l'histoire de la Nativité. Enfin, et c'est une de ses forces, ce programme fait percevoir que les querelles religieuses qui déchirèrent la France durant le XVI e siècle laissèrent des traces dans un répertoire que l'on aurait tort de réduire à sa dimension pastorale. Si les catholiques donnent de la voix dans Vous perdez temps, heretiques infames, de blasonner contre la saincte Vierge, les protestants ne sont pas en reste de persiflage dans L'on sonne une cloche qui, sur l'air de Harri bourriquet, ce qui veut déjà tout dire, moque, entre autres, la transsubstantiation et le peu de cas fait par les prêtres du texte des Évangiles, tandis qu' Esprits divins, chantons dans la nuit sainte incarne le versant sérieux de ces psaumes conçus pour être chantés ès maisons, comme on le disait alors.Les alternances entre expression publique et privée, savante et populaire de la piété ont été parfaitement comprises par l'Ensemble Clément Janequin et le Trio Musica Humana. Cette intelligence du contexte et du propos, portée par un engagement de tous les instants, fait de cette anthologie un projet continûment passionnant et souvent extrêmement séduisant. La longue fréquentation qu'ont les musiciens de ce répertoire leur permet de trouver naturellement le ton juste, en particulier dans les pièces d'inspiration vernaculaire qui sont restituées de façon inspirée, savoureuse, énergique, volontiers théâtrale, sous la conduite d'un Dominique Visse dont la gourmandise à les diriger est palpable et a sans aucun doute joué un rôle essentiel pour souder et galvaniser l'équipe réunie autour de lui. Je suis un peu moins convaincu par la prestation du contre-ténor dans les œuvres polyphoniques savantes,
dans la mesure où sa voix a parfois tendance à " dépasser " de la texture globale en montrant des signes de tension et d'usure quelquefois gênants. Si j'excepte cette réserve et la légère déception d'entendre les quelques pages instrumentales proposées jouées sur un orgue positif impuissant à leur rendre pleinement justice en termes de couleurs, cette réalisation qui fait la part belle aux contrastes et aux ambiances avec, par instants, une atmosphère de veillée champêtre très plaisante offrant un contrepoint bienvenu aux élaborations plus raffinées que l'on imagine liées à la pratique des chantres professionnels exerçant leur art dans les centres urbains, est une réussite, avec un programme riche, judicieusement construit et d'une grande cohérence en dépit de la diversité des morceaux documentés. Servi par des voix expertes, globalement agiles, avec des timbres bien différenciés qui créent une véritable dynamique interne, enregistré avec la précision qu'on lui connaît par Aline Blondiau, Au sainct Nau est, mieux qu'un assemblage de pure circonstance, un disque qui vous conduira de découverte en découverte en vous faisant percevoir quelque chose du véritable esprit de Noël, tout d'attente fervente, de piété simple et de joie partagée.Au sainct Nau, œuvres d'Eustache du Caurroy, Jean Mouton, Jacques Arcadelt, Clément Janequin, Claudin de Sermizy, Loyset Pieton, Guillaume Costeley, Claude Goudimel et anonymes
Ensemble Clément Janequin Yoann Moulin, orgue
Dominique Visse, contre-ténor & direction
Trio Musica Humana
1 CD [durée totale : 65'34"] Alpha 198. Ce disque peut être acheté chez votre disquaire ou en suivant ce lien.
1. Conditor alme syderum
1bis. Conditor en françois
2. Jacques Arcadelt, Missa Noe noe : Kyrie
3. Claudin de Sermizy, Dison Nau à pleine teste
4. Claude Goudimel, Esprits divins, chantons dans la nuit sainte
Illustrations complémentaires :
La Grande Bible des Noëls, imprimée par Benoît Rigaud à Lyon en 1550. Lyon, Bibliothèque Municipale - l'intégralité du recueil peut être consultée en suivant ce lien.
Jean Bourdichon (Tours, c.1457-c.1521), Nativité, c.1503-1508. Enluminure sur parchemin, 30 x 19 cm (feuillet), in Grandes Heures d'Anne de Bretagne, manuscrit Latin 9474, fol. 51 v, Paris, Bibliothèque nationale de France - l'intégralité du manuscrit peut être consultée en suivant ce lien.
Photographie du Trio Musica Humana et de Dominique Visse sans mention d'auteur.