Antônio Candeia était un résistant. Un homme conscient de sa valeur qui a su se dresser contre les préjugés de son époque pour affirmer sa dignité, celle de son art et celle des siens. Mais c’était surtout un très grand musicien et c’est pour ça qu’il a sa place ici.
Candeia a eu deux vies. La première c’est celle du jeune et précoce sambiste de l’école de Portela qui, à seulement 17 ans, offre à son école le titre de champion du carnaval de Rio de 1953. Cette première vie c’est aussi son métier de policier qu’il prenait très au sérieux, contrairement à Nelson Cavaquinho. Un job qui ne l’empêche pas d’être toujours très impliqué dans l’école de Portela et de se lancer dans d’autres projets comme le groupe Conjunto Mensageiros do Samba qu’il initie en 1964 dans le cadre du mouvement de revitalisation de la samba de raiz (traditionnelle).
Mais en 1965 une interpellation tourne mal, Candeia est blessé par balle et se retrouve en fauteuil roulant pour le reste de sa vie. Un accident qui le brise, mais dont il renaît plus fort et créatif que jamais, comme Frida Kahlo avant ou Robert Wyatt après lui. Une seconde vie s’ouvre à Candeia. Sa pension d’invalidité lui permet de se consacrer à entièrement à la musique. Sa maison devient un lieu de fêtes où se retrouvent toute une génération de sambistes pour des longues séances bien arrosées de partido-alto, cette samba informelle à base d’improvisation et de refrains repris en chœur.
Candeia se détourne vers la même époque de l’école de Portela, qui délaisse ses propres compositeurs au profit de vedettes de telenovelas et mise tout sur le décorum… bref commence à se commercialiser. Candeia crée alors Quilombo, une nouvelle école de samba dédiée à la diffusion des arts et cultures afro-brésiliens. Quilombo défile lors du carnaval mais sans participer aux concours entre écoles et promeut capoeira, jongo, lundu, maracatu et maculêlê. L’école est non exclusive et attire ainsi les plus grands noms de la samba de l’époque, Elton Medeiros, Martinho da Vila, Paulinho da Viola, Nei Lopes, Guilherme de Brito, Monarco, Casquinha, Clementina de Jesus, dona Ivone Lara, Beth Carvalho, Clara Nunes, Nelson Sargento… Une liste d’immenses musiciens qui montre l’influence et la force d’attraction de Candeia.
Surtout, Candeia approfondit son art. Il développe une samba plus profonde et se nourrit plus que jamais de toutes les musiques afro-brésiliennes. Si toute la discographie assez réduite de Candeia est indispensable, je souhaite insister sur deux albums, son dernier Axé, qu’il enregistre en 1978 juste avant de décéder à seulement 43 ans et considéré comme son chef d’œuvre, et son premier Samba da Antiga, mon préféré.
Axé, signifie force, énergie, mouvement en yoruba, langue du peuple du même nom originaire du Nigeria et encore utilisée dans les rites du candomblé. L’album qui est de fait, le testament de Candeia, est un manifeste pour les musiques d’inspirations afro-brésiliennes, samba mais aussi les autres genres trop peu enregistrés. Candeia y interprète les pionniers de la samba, comme Paulo da Portela, figure légendaire et fondatrice de l’école dont il tire son nom et modèle pour Candeia : ce fut le premier à se battre pour que les sambistes soient respectés et non plus considérés comme de vulgaires voyous. L’album contient aussi un morceau de Casquinha, un compositeur avec qui Candeia fit ses premières armes, avec le titre de vainqueur du carnaval de Rio de 1959 puis au sein des Mensageiros do Samba. Les musiciens comptent parmi les plus grands alors en activité, notamment Wilson das Neves à la batterie et Copinha à la flute et une impressionnante section rythmique (agôgô, atabaque, surdo, cuica, pandeiro, repique de mão, tumbadora…). L’album s’appuie aussi sur des invités de premier plan, comme la plus africaine des brésiliennes, Clementina de Jesus et dona Ivone Lara, une des rares femmes compositeur dans le milieu assez machiste de la samba.
Samba da antiga est peut-être un album plus humble, avec un casting moins prestigieux et une moindre variété de styles. Mais c’est aussi un album plus personnel et plus touchant. Publié en 1970, c’est l’album de la résurrection pour Candeia qui se remet enfin à la musique après son accident. On retrouve déjà le Candeia politique qui défend la fierté des Noirs brésiliens dans Dia de Graça. Candeia y est aussi le meneur charismatique, le maître de cérémonie qui invite à rejoindre la roda de samba, dans O Pagode et dans Samba da antiga. C’est déjà Candeia le défenseur de la samba authentique qui craint pour son avenir (Prece ao sol) et la loue comme un art noble qui permet de mieux vivre (Viver).
On trouve enfin un Candeia sentimental, parfois malheureux mais toujours combatif, que ce soit dans les disputes amoureuses (Cosais banals composé avec Paulinho da Viola) ou la perte des illusions de celui qui a compris qu’il n’est pas aimé (Ilusão perdida) et parfois même revanchard comme cette samba de l’amant quitté qui répond à celle qui veut revenir « j’ai déjà trop souffert, maintenant j’ai l’amour et la paix » (Sorriso antigo).
Politique, festive, sentimentale, Candeia a embrassé toutes les formes musicales afro-brésiliennes. Toujours il a cherché à éviter qu’elles deviennent « des arbres qui ont oublié leur racines », pour paraphraser le titre de son livre sur la samba (O arbol que esqueceu seu raiz). Il a défendu la samba comme un art noble, qui sait d’où elle vient mais qui a bien une vocation à l’universel. Comme il le chante dans Samba da antiga : «l’âge n’as pas d’importance, la couleur de ta peau ne m’intéresse pas / si tu as des jambes tordues ou comme il faut / il suffit de savoir que tu as la samba dans les veines ».
(article préalablement publié sur mon autre blog consacré à la musique brésilienne)