Face à l’ampleur des inégalités générées par le capitalisme débridé, face à l’urgence écologique que représente le dérèglement climatique,« tout peut changer », assure Naomi Klein dans son nouveau livre. A condition de ne pas « céder au désespoir », car « trop de vies sont en jeu », et de « se battre » pour « construire un système économique plus juste ». L’essayiste et militante altermondialiste canadienne s’est faite connaître par ses ouvrages critiques du capitalisme : « No Logo » dénonçait la tyrannie des marques, « La stratégie du choc » décryptait la brutalité des réformes néo-libérales. Elle pointe désormais l’impunité totale dont bénéficient les grandes entreprises pétrolières et gazières qui font peser une menace mortelle sur la planète. Entretien et vidéo.Basta ! : Nous savons ce qui va arriver si nous ne faisons rien contre le dérèglement climatique – un désastre écologique et humain – et pourtant rien ne se passe. Comment expliquer ce déni dans lequel nous vivons ?Naomi Klein : Le problème n’est pas que nous ne faisons rien, mais que nous nous engageons activement dans les mauvais choix. Notre système économique repose sur une croissance infinie. Toute expansion est considérée comme positive. Nos émissions de CO2 augmentent beaucoup plus rapidement que dans les années 1990. Dans la dernière décennie, le prix très élevé du pétrole a incité le secteur énergétique à se tourner vers de nouvelles formes d’extraction, plus coûteuses et plus polluantes, comme le pétrole des sables bitumineux et la fracturation hydraulique [gaz de schiste]. Nous avons encouragé les multinationales à produire à moindre coût, avec une main d’œuvre pas cher et des ressources énergétiques à prix bas. On ne peut pas dire que nous ne faisons rien : nous faisons empirer le problème !La question climatique est angoissante pour beaucoup de gens. Vous estimez au contraire qu’elle constitue une opportunité pour tout changer, que la transition énergétique représente un défi exaltant. Comment changer l’état d’esprit de celles et ceux qui le vivent comme une contrainte et avec anxiété ?Nous payons les conséquences de deux décennies de politiques climatiques qui n’étaient pas basées sur la justice. Résultat : la facture de la transition écologique pèse sur notre consommation quotidienne, sur les travailleurs. Les gens associent désormais les actions contre le changement climatique à l’augmentation du coût de la vie, au fait de payer un supplément pour des produits « verts » ou des énergies renouvelables. Ils ont commencé par accepter cette logique. Puis la crise économique est arrivée, les gens ont payé pour renflouer les banques et se demandent pourquoi ils devaient aussi payer pour les grandes entreprises polluantes. Non seulement celles-ci ne sont pas pénalisées, mais elles réalisent d’énormes profits. Cette injustice a provoqué des réactions.« Tout peut changer » : entretien avec Naomi Klein
par BastamagNous devons construire une vision claire et ambitieuse de ce que peut être une transition basée sur la justice. Une transition dont la facture sera payée par ceux qui sont responsables de cette crise, et non par ceux qui n’en ont pas les moyens. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas des sacrifices. Mais les gens seront beaucoup plus disposés à faire ces changements s’ils constatent que les normes sont appliquées avec justice, que l’on demande aussi aux plus grands pollueurs de changer.Certaines multinationales pétrolières, comme ExxonMobil, BP ou Shell, ont déclaré la guerre à la planète, écrivez-vous…Le modèle économique de ces entreprises les pousse à chercher sans cesse de nouvelles réserves de combustibles fossiles – charbon, pétrole et gaz. Une étude publiée par Carbon Tracker il y a trois ans montre à quel point cela va à l’encontre de ce que nous devons faire : l’industrie mondiale des énergies fossiles a aujourd’hui en réserve cinq fois plus de carbone que ce que peut absorber l’atmosphère, si nous voulons maintenir le réchauffement climatique en deçà de 2°C. Deux degrés, c’est un seuil déjà très dangereux. C’est l’objectif que se sont fixé nos gouvernements lors de la conférence sur le climat de Copenhague [en 2009]. Cela nous donne un « budget global » de carbone : nous savons combien de carbone peut être brûlé pour avoir une chance sur deux d’atteindre cet objectif. Or, ces entreprises possèdent des réserves de carbone cinq fois plus importantes que ce budget global. Ce qui explique pourquoi elles se battent avec tant d’ardeur contre la diffusion d’une information scientifique juste et honnête sur le climat, pourquoi elles financent les responsables politiques et les organisations qui nient le réchauffement climatique, pourquoi elles s’opposent à toutes les mesures de lutte contre le changement climatique, que ce soit une taxe sur le carbone ou le soutien aux énergies renouvelables.Pourquoi ces entreprises bénéficient-elles d’une telle impunité, malgré la menace qu’elles font peser sur la planète ?Ces industries, notamment pétrolières, sont les entreprises les plus puissantes au monde. Nos gouvernements ont mené des guerres pour protéger leurs intérêts. Les énergies fossiles, par nature, sont concentrées géographiquement. Leur extraction, leur transport, leur traitement, coûtent très cher. Ce qui entraine une concentration de richesse et de puissance entre les mains d’un petit nombre d’entreprises, publiques ou privées. Une concentration de pouvoirs qui facilite la corruption, légale ou illégale – les responsables qui font des allers-retours entre entreprises et milieu politique, les énormes quantités d’argent qui servent à payer des campagnes politiques – pour ne parler que des processus légaux. Voilà pourquoi ces multinationales bénéficient d’une totale impunité.Pour reprendre la main, devons-nous démanteler le pouvoir de ces entreprises transnationales ? Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?Nous devons d’abord ne pas augmenter leur pouvoir. Ce qui implique de bloquer les nouveaux accords de libre-échange, comme celui entre l’Europe et les États-Unis [Tafta], le Partenariat TransPacifique, ou l’accord entre l’Union européenne et le Canada. Ces accords donnent de nouveaux pouvoirs aux entreprises multinationales pour défier les gouvernements en matière de politique climatique. Un exemple : la société suédoise Vattenfall conteste la transition énergétique allemande, en affirmant qu’elle lui a fait perdre 4,7 milliards d’euros [à cause de l’abandon du nucléaire, ndlr.]. Un énorme montant, pour lequel elle poursuit le gouvernement allemand (grâce à des clauses relatives aux droits des investisseurs [1]). De quoi inquiéter les autres gouvernements, car la transition énergétique allemande est l’une des tentatives les plus audacieuses de transition vers les énergies renouvelables. Cette pression sonne donc comme un avertissement pour les gouvernements : « Si vous suivez cette voie, vous serez poursuivis ». Autre exemple : la fracturation hydraulique. Le Québec l’a interdite, le gouvernement français a adopté un moratoire. Mais au Canada, en vertu de l’accord Alena, une entreprise états-unienne conteste cette interdiction, affirmant que cela viole ses droits au forage de gaz. Ne donnons pas à ces multinationales des pouvoirs supplémentaires pour défier nos gouvernements, avec de nouveaux accords de libre-échange !Il faut aussi les dépouiller de leurs pouvoirs actuels. Aux États-Unis, il faut contester le fait que les entreprises sont traitées comme des personnes devant la loi et que leurs dépenses de lobbying sont assimilées à de la liberté d’expression ! Une réglementation beaucoup plus stricte est nécessaire concernant le financement des campagnes de lobbying par les entreprises. Ces entreprises ont un modèle économique profondément immoral. Les bénéfices qu’elles ont gagnés sont illégitimes. Les gouvernements ont donc le droit de réclamer ces bénéfices, pour financer la transition pour sortir des énergies fossiles. C’est ce qui affaiblira leur pouvoir, car ce sont ces bénéfices qui les rendent puissantes. ExxonMobil a gagné 46 milliards de dollars en une seule année ! Un record.Que dire aux salariés de ces entreprises polluantes, qui risquent de perdre leurs emplois ? Quelles alliances sont possibles ?La réponse au changement climatique doit être fondée sur la justice. Et c’est loin d’être une évidence ! Nous devons d’abord définir ensemble ce qu’est une transition juste. Ce principe doit être intégré dans nos revendications. Concrètement, cela signifie que les travailleurs du secteur des énergies fossiles qui perdraient leur emploi se verront offrir d’autres emplois, notamment dans le secteur des énergies renouvelables. Les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique, les transports en commun créent 6 à 8 fois plus d’emplois que les investissements dans le secteur extractif. Mais si les emplois du secteur extractif sont les seuls emplois existants, le mouvement syndical va évidement se battre pour ces emplois.Une alliance entre le mouvement ouvrier et le mouvement de justice climatique est pourtant nécessaire. Nous en voyons les prémices : l’alliance syndicale au Royaume-Uni demande par exemple la création « d’un million d’emplois pour le climat ». C’est le bon moment pour construire ce type d’alliance : le compromis entre les travailleurs, les syndicats et ces multinationales a été rompu, car ces dernières ne créent plus de nombreux emplois. Elles licencient même à cause du faible prix du pétrole. Ce ne sont pas les écologistes qui volent les emplois des travailleurs du secteur des énergies fossiles ! Ces derniers mois, à cause de la chute spectaculaire du prix du pétrole, plus de 100 000 emplois ont été perdus dans le secteur pétrolier et gazier aux États-Unis. Une preuve qu’il est extrêmement risqué de tout parier sur une matière première, comme le pétrole et le gaz, dont le prix oscille sans cesse. Le moment est opportun pour construire une économie plus stable. L’avantage du vent et de l’énergie solaire, c’est qu’ils sont libres, au même prix tout le temps, ils ne sont pas soumis de la même façon à ces cycles d’expansion et de ralentissement.Les mobilisations ont montré que s’opposer n’est pas suffisant. Nous avons besoin d’une vision claire de ce qui doit remplacer le système actuel, écrivez-vous. Qui va construire ce projet, cette vision ?Cette vision doit être construite dans un processus démocratique, non uniforme. Un projet qui fonctionne en France ne sera pas le même au Canada ou en Inde. Nous devons diffuser des exemples de ce qui marche, à tous les niveaux – local, régional ou national. Comme ce grand combat sur la côte ouest des États-Unis près de Bellingham, dans l’État de Washington. Une ville très verte, mais avec un projet de construction d’un énorme terminal d’exportation de charbon. Cela a donné lieu à une importante bataille, très dure, entre les écologistes et les travailleurs. Puis il y a eu des alliances entre le mouvement contre la mine de charbon, mené par les peuples autochtones de l’État de Washington, et les syndicats, qui ont proposé un plan différent de réaménagement du front de mer. Ce plan va créer des emplois pour les travailleurs, mais avec un développement vert et non pas l’exportation de combustibles fossiles vers l’Asie. Une façon de sortir de cette impasse entre travailleurs et écologistes.
http://www.bastamag.net/Naomi-Klein-Si-nous-conjuguons-justice-sociale-et-action-pour-le-climat-les
PAR AGNÈS ROUSSEAUX, SOPHIE CHAPELLE 8 AVRIL 2015