Syrie/Genève II - Nouveau tournant dans le conflit syrien : Bashar al-Assad reprend la main... ( Agoravox, 20 janvier 2014)
Historien - politologue (otage en Syrie - avril à septembre 2013*)
À deux jours de l'ouverture de négociations sur la crise en Syrie pour un second tour de table, à Genève, ce 22 janvier 2014, les espoirs d'aboutir à une issue politique sont quasiment nuls. Analyse d'un conflit en perpétuelle évolution...
"Il n'y a de Dieu que Dieu" ( Alep) - photo © Edouardo Ramos Chalen
Le conflit syrien, qui n'a cessé de rebondir depuis près de trois ans, d'une révolution timide et pacifique qui s'était soudainement radicalisée et militarisée pour se transformer ensuite en guerre civile et finalement sombrer dans le djihadisme, connaît en ce moment un tournant de plus : forts d'une caution internationale tacite face à la menace croissante de l'islamisme militant, le régime baathiste et son chef, le président Bashar al-Assad, semblent bien décidés à reprendre la main.
Depuis plusieurs semaines, en effet, la deuxième ville du pays, Alep, poumon économique de la Syrie, est en proie à une recrudescence spectaculaire de la violence exercée par l'armée gouvernementale sur les quartiers tenus par les multiples factions rebelles, qui sont désormais la proie de bombardements massifs et extrêmement destructeurs. Cette reprise de l'offensive vise à enfoncer la ligne de front et à en finir avec le statu quo qui s'était figé depuis juillet 2012. Et ce que d'aucuns appellent déjà la " nouvelle bataille d'Alep " survient alors que le régime, depuis avril 2013, a commencé de reprendre à la rébellion plusieurs positions importantes...
Abandonnée par les démocraties occidentales, l'Armée syrienne libre (ASL), la composante majoritairement laïque et démocratique de l'opposition armée à la dictature baathiste, a peu à peu cédé le terrain aux mouvements islamistes radicaux nombreux et divers qui ont commencé à faire leur apparition en août 2012 déjà et n'ont cessé de se développer, avec le soutien des monarchies du Golfe.
Plus récemment, une partie de ces brigades djihadistes se sont fédérées sous la bannière d'un nouvel acteur, l'État islamique de l'Irak et du Levant (EIIL), qui, depuis juin 2013, fort de l'apport de combattants étrangers (Tchétchènes, Nord-Africains, Irakiens, Afghans, combattants venus des anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale et des métropoles européennes à forte immigration arabo-musulmane...), a déferlé sur la Syrie et établi un califat indépendant, dans le nord-est, autour de la ville d'ar-Raqqa, avec pour objectif d'étendre la guerre sainte sur tout le monde arabo-musulman et, au-delà, en Espagne, terre médiévale d'Islam, et en Europe.
Toutefois, phénomène spectaculaire, les factions djihadistes demeurées indépendantes se battent aujourd'hui entre elles et plusieurs mouvements islamistes proprement syriens se sont attaqués, sans grand succès cela dit, aux positions de l'EIIL, confirmant le hors-jeu manifeste de l'ASL...
Pierre Piccinin da Prata sur France Culture (24 décembre 2013)
" Un nouveau tournant dans la révolution syrienne : le régime reprend la main."
C'est donc principalement contre cette lame de fond djihadiste que le régime baathiste se bat à présent, multipliant les succès, conséquences logiques de trois facteurs majeurs constitutifs de la nouvelle conjoncture syrienne :
Premièrement, la dictature baathiste bénéficie d'un changement d'attitude très sensible de plusieurs États occidentaux, qui commencent à prendre la mesure du danger que constitue la poudrière islamiste syrienne et, cyniquement, font aujourd'hui le choix de laisser les mains libres au gouvernement syrien pour y faire obstacle.
Le revirement spectaculaire de Washington est à ce propos très symptomatique, lorsque la Maison banche a renoncé à l'intervention armée dont elle avait pourtant menacé Damas si la " ligne rouge " que constituait l'utilisation d'armes chimiques contre la population était franchie : si le doute persiste sur la responsabilité de l'attaque au gaz sarin qui a eu lieu le 21 août 2013 dans la banlieue damascène d'al-Ghouta (un faisceau croissant de preuves incrimine de plus en plus formellement une faction rebelle), l'empressement du président états-unien Barack Obama d'emprunter la porte de sortie que lui a ouverte le président russe Vladimir Poutine, en proposant la simple mise sous tutelle internationale de l'arsenal chimique syrien, trahit sans équivoque le renoncement définitif de la première puissance mondiale à soutenir un processus insurrectionnel dont l'évolution est de plus en plus problématique.
La France du président François Hollande, va-t-en-guerre au verbe très haut jusque récemment, a aussi adopté un profil plus bas concernant la Syrie... Et plusieurs gouvernements européens envisagent désormais, si ce n'est déjà fait, de rouvrir leur ambassade à Damas.
Deuxièmement, si les rangs de l'ASL se sont amenuisés en faveurs des organisations djihadistes, ils se sont aussi fissurés du fait du développement presque systématique d'un phénomène de banditisme qui détourne les miliciens rebelles des objectifs de la révolution. Et il n'est pas rare d'observer des rixes parfois meurtrières entre différentes factions de l'ASL, au sein d'une même agglomération, les combattants se disputant le contrôle de tel ou tel quartier marchand ou industriel pour s'assurer le monopole de l'impôt qu'ils prélèvent sur la population et les commerces encore en activité.
Cette involution de la révolution a considérablement affaibli l'ASL et a permis au gouvernement syrien de lui reprendre plusieurs villes et villages des gouvernorats de Damas et de Homs, notamment, victoires dont le siège d'al-Qousseyr, entre avril et juin 2013, constitue un exemple significatif. La Syrie occidentale ou " Syrie utile ", la partie la plus peuplée du pays, qui va de Deraa et Damas, au sud, à Homs et Hama, au centre, jusqu'à Alep, au nord, est ainsi peu à peu reconquise par le gouvernement de Bashar al-Assad.
Troisièmement, enfin, l'affaiblissement de l'ASL a également profité aux islamistes de l'EIIL, qui n'hésitent plus à attaquer les brigades de l'ASL pour en enlever les positions, comme Azaz, ville frontière avec la Turquie tenue par l'ASL et conquise en septembre 2013 par les combattants de l'EIIL. Et, à Alep même, les brigades de l'ASL sont régulièrement la cible d'attaques islamistes qui se sont déjà soldées par la mort de plusieurs centaines de miliciens rebelles.
Cette guerre interne à la rébellion, qui oppose les démocrates aux islamistes (hostiles tant à la dictature baathiste qu'à toute forme d'État démocratique inspiré du modèle occidental) et dorénavant les islamistes syriens aux islamistes venus de l'étranger, fait bien évidemment le jeu du gouvernement syrien.
Ce dernier, avec en outre l'appui de milliers de combattants du Hezbollah libanais, peut donc espérer, aujourd'hui, reprendre le contrôle de l'intégralité du territoire syrien, des villes en tout cas, et poursuit dès lors ses efforts de reconquête, d'où la reprise de l'offensive à Alep.
Pierre Piccinin da Prata sur France Culture (24 janvier 2014)
Pierre Piccinin da Prata sur France Inter (26 janvier 2014)
" En Syrie, il y a plusieurs oppositions antagonistes"
Dans ce contexte, il convient de s'interroger sur l'opportunité de réunir à Genève la conférence prévue ce 22 janvier 2014 (" Genève II "), qui a pour ambition de réunir tous les acteurs du conflit syrien autour de la table des négociations, dans le but d'aboutir à une solution politique à la crise actuelle.
Quels acteurs, en effet, seront-ils présents ?
Le gouvernement du président al-Assad, certainement, qui a beau jeu d'accepter des négociations et joue en la matière " l'interlocuteur responsable ", tout en sachant que le processus n'aboutira pas.
La branche politique de l'opposition (les différents mouvements qui constituent la Coalition nationale syrienne - CNS, solidaire de l'ASL) et des officiels de ASL, peut-être, qui sont tous très partagés sur l'opportunité d'accorder ce gain de temps au régime et dont le poids réel, sur le terrain, n'est cela dit plus bien lourd...
Mais, en aucun cas, les islamistes de l'EIIL et des autres mouvements intégristes actifs sur le terrain.
Des négociations n'ont bien évidemment aucun sens pour ces acteurs majeurs du conflit, pour lesquels le renversement de Bashar al-Assad n'est qu'une étape vers un objectif global et qui n'ont pas l'intention non plus de s'entendre avec les démocrates. La guerre sainte, le service de Dieu et la recherche du martyre ne souffrent aucune forme de concession.
Avec qui, dès lors, le gouvernement al-Assad va-t-il discuter à Genève ? Et de quoi ?
La dégénérescence du conflit syrien, dans laquelle les États-Unis et l'Europe ont une lourde responsabilité, a sans nul doute mené la crise à une impasse diplomatique totale. Et ce seront les armes, dès lors, qui départageront le régime et les " Fous de Dieu ", les deux seuls protagonistes désormais en lice.
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