D'Erbil à Fallujah, une course folle à travers le désert irakien
J'avais rencontré Ahmad en prison. Ahmad, c'est mon guide, ici, à Fallujah.
C'est à Damas que je l'ai connu, en mai 2012, à Bab al-Moussala, un centre d'incarcération du régime de Bashar al-Assad.
Pour une raison jamais élucidée, j'avais été arrêté par un des nombreux services secrets syriens, alors que je réalisais un reportage pour le magazine Afrique-Asie sur la rébellion armée qui commençait à se répandre dans le pays. Torturé et passé à l'électricité dans leur centre de Homs, j'avais ensuite été transféré dans plusieurs cachots, avant d'échouer dans un sous-sol de Bab al-Moussala.
J'y étais arrivé assez mal en point, blessé. Ahmad, qui avait un certain ascendant sur les autres prisonniers, m'avait immédiatement pris en charge : les gars ont fait chauffer de l'eau, m'ont aidé à me laver, m'ont donné à manger et m'ont soigné, avec ce qu'ils avaient.
Une semaine plus tard, je réussissais à signaler ma position grâce au téléphone portable dégoté par un de mes codétenus, un Palestinien, et le Consul de Belgique me sortait enfin de ce trou à rats.
Je laissais Ahmad derrière moi, et tous les autres... J'ai bien essayé de demander le concours de la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU, pour les aider à mon tour. En vain... Il faut dire que la plupart des fonctionnaires onusiens, en Syrie, sont des employés locaux, presque tous proches du régime et corrompus jusqu'à la moelle ; ils n'interviennent jamais, si les détenus ne savent pas payer de pots de vin...
Quelques mois plus tard, j'ai eu des nouvelles d'Ahmad : il s'en était sorti et avait finalement t rouvé refuge à Amman, en Jordanie, où il vit aujourd'hui, partageant son temps entre ses affaires, d'une part, des boutiques d'informatique et une entreprise de construction, dans les Émirats arabes unis, et, d'autre part, sa ville natale, Fallujah.
Ahmad, c'est le fils d'un des principaux notables de la ville ; il y connaît tout le monde et il y a toutes ses entrées.
Il y a deux ans, nous nous sommes retrouvés à Beyrouth, pour y passer ensemble le nouvel an. Ahmad m'a alors raconté son histoire : en 2003, quand les Américains ont attaqué l'Irak, il est entré dans la résistance. Il a pris la tête d'une petite unité et a commencé à harceler les soldats des États-Unis qui avaient envahi son pays. Plusieurs fois, il a attaqué leurs convois, au bazooka, à la grenade. Il a parfois été blessé.
Il n'a jamais supporté la dictature de Saddam Hussein. Il n'a pas davantage accepté la mainmise de Nouri al-Maliki sur l'Irak, le premier ministre chiite, supporté par Washington et qui s'est progressivement aliéné les Sunnites du pays à cause de sa politique communautariste : minorité favorisée sous Saddam Hussein, les Sunnites, depuis l'invasion américaine, ont fait l'objet de nombreuses mesures vexatoires ; les Chiites, sur lesquels les États-Unis se sont appuyés pour contrôler le pays, ont rapidement pris leur revanche sur le passé.
Plus tard, quand la résistance a été décimée, Ahmad a dû quitter l'Irak. Il y était recherché pour " terrorisme ".
Un terroriste, Ahmad ? Non. Un " résistant ", comme il insiste lui-même à le dire. Un Sunnite islamiste ? Un fanatique ? Il n'a rien d'un " fou de Dieu ", mon ami Ahmad. C'est vrai que, lors de nos retrouvailles, il a vu d'un assez mauvais œil que je commande une bouteille de vin, pourtant si fameux au Liban... Lui, il ne boit pas d'alcool. Mais, en fin de soirée, il me payait un verre de whisky. C'est un croyant, sincère... et tolérant.
Lorsque, soudainement, l'État islamique d'Irak et du Levant a commencé à se répandre sur la Syrie et dans les régions sunnites irakiennes, Ahmad m'a appelé : " Il faut que tu viennes voir ce qui se passe ici ! Le gouvernement bombarde les maisons et tue les gens ! Où sont CNN, la BBC, al-Jazeera !? Il n'y a personne, ici ! "
Je lui ai demandé s'il était certain de pouvoir assurer ma sécurité. " C'est sur ma vie que je te garantis la sécurité ", m'a-t-il répondu. " Pas avec mon argent, ni avec les armes des hommes de mon père, mais sur ma vie ! " Je lui ai dit : " D'accord. Je viens. "
Quelques semaines plus tard, j'étais à Erbil, au Kurdistan irakien, dans le nord du pays. Fallujah est plus au sud, au cœur de l'Irak. Mais, dans cette partie-là de l'Irak, les lignes de front du gouvernement de Bagdad sont trop hermétiques pour être franchies. En revanche, les check-points des Peshmergas, les combattants kurdes, laissent passer les véhicules qui vont et viennent, reliant Erbil et Kirkouk aux territoires conquis par Daesh (c'est le nom que l'on donne ici à l'État islamique, d'après son acronyme en arabe), à Mossoul et au reste de l'Irak.
J'avais rendez-vous avec Ahmad à Kirkouk. Il m'y attendait à l'heure convenue, dans un véhicule tout terrain blanc, accompagné de deux hommes de sa tribu. " Pas d'armes ? " " Les Peshmerga ne nous laissent pas entrer au Kurdisatn avec des armes, Pierre ; déjà, ils n'aiment pas les Arabes, alors... Une autre voiture nous attend de l'autre côté, avec des hommes de mon père. Et des armes. "
Il fait très chaud. L'Irak est probablement le pays arabe le plus chaud que j'aie parcouru ; sauf, peut-être, la haute Égypte... Les muezzins ont à peine achevé de chanter l'appel à la prière de la mi-journée. Il faudra cinq heures de pistes pour gagner Fallujah. Cinq heures de désert. Nous y serons dans la soirée. Inutile de voyager de nuit ; ce serait suspect. Cette nuit, je pourrai rencontrer les habitants de Fallujah. Demain, une prudente sortie dans la ville. Puis, retour au Kurdistan.
" Incha'Allah ", précise tout de même Ahmad... Mais, avec lui, je n'ai aucune crainte : c'est un vrai Musulman ; s'il m'a promis que je reviendrais vivant, c'est que rien ne m'arrivera de dommageable. Il ne me fera courir aucun risque inutile et tout se passera bien.
Nous ne devons pas perdre de temps et prenons la direction du sud. De Kirkouk, seulement 300 kilomètres nous séparent de Fallujah. Mais il faut traverser des territoires contrôlés par les djihadistes de l'État islamique, tout en évitant les check-points de l'armée irakienne. Nous bifurquons d'abord légèrement vers l'est, vers la frontière iranienne, pour rouler le plus longtemps possible dans la zone encore contrôlée par les Kurdes. Mais, à la hauteur de Tikrit, il faut virer vers l'ouest et franchir la frontière du Califat. Plus au sud, en effet, ce sont la région de Bagdad et les lignes des forces gouvernementales, qui ne nous laisseraient pas passer en zone contrôlée par l'EI.
À présent, le tout-terrain file à vive allure sur la piste de sable et de roches qui coure à travers le désert. Je dois me dissimuler au mieux : mes traits sont trop européens ; impossible de passer inaperçu dans le paysage. Ahmad me coiffe d'un élégant keffieh vert et noir (le vert, c'est la couleur du Prophète Mahomet), dont il arrange les pans pour me cacher le visage. C'est habituel, ici ; ça protège du soleil et de la poussière de la route, et Ahmad et ses hommes sont affublés de même. " Maintenant, tu es un vrai Irakien ! ", me lance-t-il en souriant de toutes ses dents d'un blanc intense. Ahmad est beau, le visage sec, le nez fin ; il est fier d'être arabe et il a raison de l'être.
Le risque, à présent, c'est de tomber sur une patrouille de djihadistes, un commando isolé, qui nous prendraient en charge dans l'un de leurs superbes pick-up flambant neuf.
Par contre, les Daesh ne possèdent aucune aviation : le vaste désert irakien est donc très poreux ; ce n'est pas comme en Syrie, où les chemins secondaires que j'ai empruntés en compagnie des rebelles sont régulièrement survolés par l'aviation gouvernementale et où un hélicoptère de combat peut surgir à tout moment.
Nous progressons entre Tikrit et Baiji, qui se trouve plus au nord. Un des hommes d'Ahmad connaît un pont, où franchir le fleuve Tigre ; un pont qui n'est pas gardé par Daesh. L'armée irakienne mène en ce moment une offensive entre Tikrit et Samarra, ville située plus au sud, offensive qui nous empêche de prolonger encore notre route en territoire kurde, ce qui aurait pourtant raccourci notre parcours dans le Califat, et donc limité les risques.
Le Kurdistan est maintenant derrière nous...
Le Kurdistan (bientôt) indépendant : la " petite Suisse du Moyen-Orient "
Au Kurdistan, relativement épargné par l'État islamique, le front est interdit aux journalistes, qui traînent dans les hôtels de luxe d'Erbil, accrochés aux climatiseurs ; dehors, il fait 43°C à l'ombre...
Mais j'ai un atout dans ma manche, un ami de notre correspondant à Erbil : Barzan. Il connaît tous les chefs militaires kurdes. Pour nous, les check-points sont ouverts. Cela ne m'a pas coûté cher : Barzan ne m'a pas demandé d'argent ; il voulait seulement le maillot officiel de l'équipe de France... Et j'en ai trouvé un in extremis, dans la " duty free zone " de l'aéroport de Bruxelles... Le " foot " est décidément la nouvelle religion mondiale.
C'est un front diffus, mal défendu. Voilà peut-être la raison pour laquelle les journalistes n'ont pas l'autorisation de s'y rendre. Les Peshmergas, les célèbres combattants de la résistance kurde à toutes les oppressions, sont de redoutables guerriers. Mais, sans matériel lourd, ces fiers soldats, habitués à se battre dans les montagnes, ne pourront pas grand-chose si l'État islamique décidait de s'attaquer au Kurdistan, dans les plaines de la région de l'antique Ninive. Les Peshmergas sont en outre fort peu nombreux. Lire la suite...