Certes ce n’était pas tous les jours fêtes. Nous avons connu les taloches, les coups de règles, les pensums et les retenues (ne pas se plaindre à la maison si on ne voulait pas voir la peine aggravée en appel). Nous en avons bavé avec les dictées où cinq fautes valaient zéro, les problèmes à robinets et à rallonge, 732 Poitiers, 800 Charlemagne, 1515 Marignan (de loin la plus facile), Creuse préfecture Guéret (parce que Creuse mon petit lapin ton trou dans les guérets) et la suite… J’arrête là, les contemporains compléteront, les autres imagineront. Comme dans chaque groupe humain, les maîtres d’école avaient leurs brebis galeuses, incapables, feignants ou francs salauds. Mais, à côté de cette détestable minorité, il y avait l’immense majorité des autres. Inégalement ouverts, humains, talentueux et savants mais tous persuadés qu’ils étaient là pour former des hommes et des citoyens et ne regardant pas à leur peine pour y parvenir.
On a du mal à l’imaginer aujourd’hui, mais ces dinosaures assuraient trente heures de cours par semaine, sans compter, pour beaucoup d’entre elles et d’entre eux, l’encadrement des cantines (qu’ils avaient souvent contribué à créer, comme d’ailleurs les colonies de vacances et les centres aérés alors appelés patronages) et celui des études dont la fréquentation était quasi obligatoire à partir du cours moyen. Avec cela, ils avaient leurs préparations, revues d’année en année, leurs piles de cahiers corrigés avec une précision proche de la maniaquerie, leurs tableaux noirs dont l’utilisation, branche maîtresse de leur science pédagogique, était ce que j’ai connu de plus proche du rocher de Sisyphe et leurs manuels qui compensaient la rareté des illustrations par une typographie dont la clarté n’était pas la vertu principale. Par-dessus tout, ils avaient une grande vertu qu’ils devaient à leur recrutement et à leur formation (1). Elle faisait leur force. Ils pensaient que tous les enfants, exactement tous, devaient et pouvaient apprendre. Leur devise était : « Il n’y a pas de mauvais élèves, il n’y a que de mauvais maîtres. » Dois-je dire qu’aujourd’hui, j’ai la pénible impression qu’à force de parler « cas », « handicap socio-économique » et « diversités culturelles » on en a inversé les termes et qu’ « il n’y a pas de mauvais professeurs des écoles, il n’y a que des enfants en difficulté ». Et qu’on ne vienne pas bassiner avec des problèmes d’immigration quelqu’un qui a fait ses classes dans l’école pouilleuse de sa ville entre un paquet d’Italiens, quelques Espagnols et une poignée de Polonais tous primo arrivants et dont certains ont pris quelques années plus tard la place leurs vieux mait’d'école.
Qu’on ne s’y trompe pas. Je ne regrette pas cette époque. Nous savons aujourd’hui des choses que ces maîtres ignoraient et dont il serait absurde de ne pas tenir compte. Même si je déteste certains chercheurs, experts autoproclamés es école moderne, Trissotin de la pédagogie et Mascarille de l’éducation, je reconnais sans hésiter qu’il serait ridicule de ne pas écouter ce qu’ont à dire les spécialistes du cerveau ou les sociologues sérieux. Les temps changent, changeons avec eux, mais ne méprisons pas ceux qui sont venus avant nous. Nos prédécesseurs n’étaient pas tous des saints laïcs, ils n’étaient pas non plus les crétins bornés qu’on ridiculise au hasard d’une manif. Ces maîtres et ces maîtresses, qu’on caricature avec tant de désinvolture, ont été capables sans ZEP, sans réseaux d’aide spécialisés, sans personnes ressources et sans Philippe Meirieu de mener à bien l’alphabétisation de la France et de mettre en marche un ascenseur social devenu plutôt poussif par les temps qui courent. Comment ne pas comprendre que la meilleure façon de défendre l’école de la République c’est d’essayer avec les moyens et les connaissances d’aujourd’hui, d’en faire au moins autant, et mieux si possible, avec ou sans blouse grise.