Film après film, Bruno Dumont reste droit dans ses bottes et traçe un sillon unique dans le payasage cinématographique français, excluant toute forme de compromission. Selon les propre dires du metteur en scène, Dumont ne transige pas. Ainsi, que des spectateurs puissent rester sur le bas-côté de la route sans parvenir à pénétrer ses films, le réalisateur de L'humanité l'admet bien volontiers. Mais il ne changera pas pour autant sa manière de façonner ses oeuvres. Entre épure du langage et dilatation du temps, le cinéma de Bruno Dumont s'inscrit totalement dans ce que Gilles Deleuze appellait "l'image-temps". Ici, point d'action qui détermine une réaction, mais au contraire une succession de scènes n'ayant pas forcément de suite logique entre elles. Au spectateur de faire naître les différents liens et de rechercher le sens du film, devenant ainsi acteur du long-métrage en y jouant un rôle tout sauf passif.
Cinéaste du sensitif, du ressenti et de l'envoûtement, Dumont livre avec Hors Satan une parabole sur le combat le plus antédiluvien au monde, celui du bien contre le mal. Nous y suivons un ermite vivant en totale symbiose avec la nature (pénétrants paysage de la Côte d'Opale), et luttant contre le démon au sein d'un village en proie au mal. Doté de pouvoirs surnaturels, il s'emploiera à libérer les êtres du fléau qui les ronge. S'exprimant en de rares instants, préférant agir et faire ressentir, ce vagabond est flanqué d'une jeune femme amoureuse de lui, qui l'idolâtre comme un Dieu. Cependant, il n'est point question de divinité dans Hors Satan. Le réalisateur, qui n'est pas croyant, sonde davantage les êtres en tant que partie intégrante de la nature, au même titre que le vent, l'eau ou la pierre. La multitude de plans intégrant les protagonistes aux paysages est à ce titre significative. L'on peut à ce titre affirmer que Dumont est vraisemblablement le metteur en scène qui sait le mieux filmer la nature: bruissement des feuilles, clapotis de l'eau, pas qui foulent la terre, la bande son du film, admirable, rejoint ainsi la beauté des cadres pour envoûter totalement nos sens et nous faire ressentir cette nature omniprésente.
C'est par ailleurs en ayant conscience d'être un élément constitutif de cette nature que le personnage principal parvient à en tirer une force (sur)naturelle qui lui permet d'accomplir des miracles. La conscience de faire partie d'un tout, de se fondre dans un univers cohérent, telle est la clé de voûte du long-métrage de Dumont, duquel chaque spectateur sera par ailleurs libre d'en interpréter la signification. Là où Terrence Malick sortait l'artillerie lourde dans son Tree of life de triste mémoire, le réalisateur de Flandres tisse sur le même thème, l'aspect religieux en moins, une histoire d'une sensibilité et d'une finesse absolues, faisant fi des modes de narration classique (une constante chez le réalisateur), hypnotisant ainsi le spectateur qui acceptera de se laisser aller.
La grande force du cinéma de Bruno Dumont, et de Hors Satan en particulier, est de développer ses histoires en les ancrant à chaque fois dans un substrat naturel qui interragit véritablement avec les protagonistes de l'histoire. Les paysages reflètent toujours l'état intérieur des personnages, et les liens qu'ils entretiennent sont d'une puissance rare. Hors Satan est à ce titre l'aboutissement d'une démarche tendant à lier intimement l'homme et son environnement naturel. Ascétique, pur, à des années-lumières de la production cinématographique classique, Hors Satan (comme les précédents films de Dumont) fait irrémédiablement songer au cinéma de Robert Bresson: acteurs non-professionnels (en l'espèce, le minéral David Dewaele et la touchante Alexandra Lematre), un sens qui naît de la forme, une radicalité de l'abstraction, notamment. Par ailleurs, l'on ressent la volonté de Dumont de tirer le spectateur vers le haut, de lui faire toucher une spiritualité quasi mystique, en jouant avant tout sur l'image et sur le son.
D'une beauté formelle insondable et terriblement émouvante, riche d'un sens que chacun se construira, lent, hypnotique, totalement accessible à quiconque laissera ses défenses au vestiaire, Hors Satan parvient à toucher notre âme. Peu de longs-métrages peuvent s'en targuer.