Des hommes de Laurent Mauvignier

Publié le 13 octobre 2009 par Babs

Bernard dit Feu de bois, tel est son surnom depuis la guerre d'Algérie, vit reclu comme un sauvage, bourru et alcoolique. Personne n'ose l'approcher. Ses apparitions en famille se font aussi rares que l'envie pour ses proches de l'accueillir chez eux. Alors, lorsqu'il arrive à l'anniversaire des soixante-ans de sa soeur, avec un cadeau d'une valeur inestimable, tout le monde s'offusque. Lui comme une bête sauvage, incapable de communiquer, sent comme un animal en cage, ses reproches non dits, et réagit en cognant verbalement. Puis, dans sa rancoeur et sa détresse, commet l'impardonnable.

Mais peut-on juger? La nature humaine est trop complexe, c'est bien là tout ce que semble délivrer Laurent Mauvignier.

Le narrateur retrace en filigrane, à partir de ce point de non-retour, l'histoire de Feu de Bois qu'il a connu à "l'époque", cette plongée dans l'univers de ces jeunes soldats français en Algérie et comment certains d'entre eux, ont tenté de mené une vie "normale" "après". Mais les séquelles de cette guerre sont là, à chaque instant pour leur rappeler même quarante ans après, l'insoutenable. Rabut, Février ou les autres ont eu peut-être plus de chance ou de force que Feu de Bois pour ne pas basculer, mais eux aussi sont sur le fil du rasoir à chaque instant.

Toutes ces voix, ces bribes de souvenirs sont d'une authenticité frappante.

L'incompréhension, la peur, les attentes et les attaques, la douleur retranscrite, parfois les petits moments de répit et de légèreté, les odeurs du maquis, tout est saisissant de justesse.

Le basculement régulier du phrasé-parlé au récit narratif plus factuel est comme une alternance de voix qui s'entrechoquent pour rendre plus vivant la violence des actes, des dialogues et les bribes de souvenirs retranscrits.

Les mots de Laurent Mauvignier sont d'une force imparable car ils sont douloureusement choisis, pesés avec une infinie économie et sobriété.

Laurent Mauvignier, je l'écoutais lors d'une interview dans l'émission Esprit Critique sur France Inter, disait qu'il n'avait pas connu cette guerre. Peut-être est-ce la distance nécessaire pour écouter et délivrer ce roman d'une rare intensité et authenticité.

Il faut souvent laisser au temps et aux générations le soin de panser les souvenirs trop vifs des ainés. Cela été le cas pour la guerre d'Algérie pendant un long moment... Ce n'est que depuis quelques années que les historiens se sont penchés sur le sujet. Récemment, La Découverte a publié notamment un document sur une période également peu connue, celle des années pieds-rouges. Dans le domaine de la fiction, mis à part, dans un autre genre, le souvenir du beau roman de Yasmina Khadra, conteur hors pair avec "Ce que le jour doit à la nuit", livre aux connotations très romanesques, je n'ai pas l'impression qu'il y ait eu un roman qui égal celui de Mauvignier, aussi digne dans la prose que respectueux et humain dans le souvenir meurtri de ces hommes, dans les deux camps, qui ont vécu les horreurs de cette guerre d'Algérie.

Pour moi, un grand, très grand livre.


Merci à Ulike.net et aux Editions de Minuit pour l'envoi du livre.