Quand on se dépêche trop, on risque de faire des bêtises et de gâcher des situations favorables ou des choses très précieuses. La prochaine fois qu'on vous mettra la pression, racontez l'histoire des clichés pris en plein assaut par Robert Capa le 6 juin 1944, sur la plage cauchemardesque d'Omaha Beach. C'est vraiment trop con...
Le 4 juin 1944, une armada de 127 000 hommes, 20 000 véhicules, 1 500 tanks
et 12 000 avions s'élance des côtes anglaises. Dans la nuit du 5 juin,
le photographe Robert Capa, désigné par le pool de presse pour couvrir
l'assaut, est tenu au courant de son affectation sur Easy Red, un des
secteurs de la plage d'Omaha Beach. Il passe la nuit à taper le carton
avec les soldats, dans d'intenses parties de poker surtout destinées à
passer le temps et gérer le stress.
A 3 heures du matin, il avale des
pancakes, des saucisses, des œufs et du café, puis attend avec 2 000
hommes, dans un silence de mort, l'ordre de monter dans des barges. Les
anciens conseillent aux bleus de baisser la tête pour ne pas la laisser
dépasser des bordées de fer, au risque de se faire exploser par les
balles allemandes. A 6 heures du matin, dans les embarcations bercées
par la houle, beaucoup hommes fatigués par 36 heures de veille
commencent à vomir tripes et boyaux. Capa finit de préparer ses
appareils Contax en les enveloppant avec une sorte de toile cirée
étanche.
Ce que les GI ne savent pas, c'est que le bombardement par les
avions a été pour le moins imprécis, à cause des nuages et que les tirs
de l'artillerie navale, plutôt timorée, sont tombés 2 ou 3 km
derrière les lignes allemandes. La porte avant de la barge s'ouvre
brutalement, précipitant les hommes et leur équipement dans l'eau. « Ma
belle France apparaissait soudain sordide et inhospitalière », se
rappelait ironiquement Capa, qui avait longtemps vécu à Paris. « Mais les
mitrailleuses allemandes crachant leurs balles ont carrément gâché mon
retour » Des dizaines d'hommes sont déjà fauchés, à peine dans l'eau. «
J'ai dû écarter leurs corps, et je l'ai fait courtoisement. ».
Là-bas,
à 20 mètres, c'est l'apocalypse. Non seulement la plage de sable, plate
et sans trou, constitue un excellent stand de tir pour les Allemands,
n'offrant aucun abri aux hommes empêtrés dans leur pesant barda. Mais
pour comble de malheur, les troupes de Rommel ont répété la veille la
riposte en cas d'attaque par la mer, et ils ont renforcé de ce fait les
effectifs sur place. Et le matériel de défense est hallucinant : huit
bunkers en béton, garnies de canons de 75 et 88 mm, 35 blockhaus,
quatre batteries d'artilleries, 18 canons anti-chars, 40 tubes lances
roquettes et 85 nids de mitrailleuses. Autant dire que la première
vague va se faire hacher comme à la parade. Robert Capa a juste ses
appareils photos dans les mains.
Habillé smart, en imper Burberry, dont
il finira par se débarrasser dans l'eau, il se cache derrière un tank
avant de réaliser que c'est précisément ce que les obus Allemands
visent avec une application mortelle. Le voilà qui se soliloquer en
espagnol, répétant mécaniquement des mots appris pendant la guerre
d'Espagne qu'il a couverte, perdant là-bas l'amour de sa vie, la
photographe Gerda Taro, écrasée par un char « Es una cosa muy seria »
C'est en effet une affaire très sérieuse. Les soldats encore vivants
s'allongent sur la plage, et n'osent plus bouger. Mais la marée qui
monte les pousse vers les barbelés et les mitrailleuses allemandes.
La
peur saisit Capa, le fait trembler, déforme son visage. Réalisant qu'il
est entièrement entouré de macchabées, il continue à prendre ses photos
sans relâche. Il se dit qu'il doit faire son boulot à fond,
impressionner tous ses films afin de pouvoir, en quelque sorte le
devoir accompli, sortir on ne sait comment, de cet enfer de fer et de
sang, et retourner aux bateaux. Une équipe médicale accoste, tente de
ramasser quelques blessés, mais se fait décimer. Capa, sans pouvoir
contrôler ce qu'il fait, sent une force irrépressible le pousser vers
la barge. Il nage comme il peut, dans l'eau rougie, tenant ses
appareils hors de l'eau, à moitié étouffé par les vagues qui le
submergent.
Une fois à bord, il sort immédiatement ses films, en charge
de nouveau, et se sent soudain couvert de... plumes. Les capotes
militaires de soldats pulvérisés par un obus ont explosé, libérant le
duvet que le vent porte vers les bateaux. Il retourne à la porte de la
barge pour photographier le champ de bataille en fusion. Puis il donne
un coup de main pour prendre en charge et soigner les blessés. Et
s'écroule de fatigue et de stress. Le Samuel Chase, le bateau qui les a
amenés à Omaha, les ramène en Angleterre. Le 7 juin, il débarque à
Weymouth. Les reporters sur place entoure Capa qui fait les premiers
récits de première main de ce qu'il a vu. On lui propose d'aller à
Londres en avion, pour témoigner à la radio de ce qu'il a vu. Il
préfère donner ses films, se changer et retourner vers les plages
normandes.
Pendant ce temps, ses films sont enfin pris en charge par le
pool de presse, qui a attendu les images toute la journée, dans un état
d'excitation et de pression médiatique indescriptible. A 9 heures du
soir, une grosse enveloppe contenant quatre rouleaux de pellicule de 35
mm, et une demi-douzaine de rouleaux de 120 mm est ouverte par les
assistants. Dedans, un petit mot de Capa qui précise que toute l'action
est sur les rouleaux de 35 mm. Il ajoute à son mot griffonné à la hâte
qu'il a eu une rude journée. Et qu'il retourne sur le lieu de
débarquement... Le labo commence alors le développement en toute
urgence, car il doit livrer les tirages à 9 heures, le lendemain matin,
à l'aéroport d'Heathrow, d'où ils doivent partir pour New York où Life
les attend impatiemment avant de lancer l'impression.
« Je veux des
planches contact », ordonne Morris, un jeune photographe de 27 ans, à qui
on a confié la mission de porter les films à l'avion. « Magnez-vous,
vite, vite, vite... ! » Quelques minutes plus tard, c'est le drame : un
des assistants du labo chargé du tirage déboule en larmes dans le
bureau de Morris : « Ils sont foutus, foutus ! ». « Qu'est-ce que tu
racontes », demande Morris, interloqué. « On était tellement pressé :
j'ai mis les films dans un séchoir et j'ai fermé les portes ». C'était
une très bonne idée de mettre les films au séchoir. Mais une très
mauvaise de fermer les portes : la chaleur a fait fondre les films !
Consterné, Morris déroule un à un les quatre films de 35 mm, tous
inexploitables. Sauf peut-être, sur le dernier rouleau, 11 clichés,
dont neuf seront tirés. Quelques photos répétées, et finalement on
arrive à six photos très bonnes.
Les tirages sont montrés à la censure,
qui les approuve mais n'a plus de scotch pour refermer l'enveloppe
selon le process habituel. On s'énerve à en trouver un nouveau rouleau
car l'heure tourne : il est 9h moins 20. Morris cavale à fond à travers
Grosvenor Park et réussit, à quelques secondes près, à transmettre le
précieux paquet au coursier qui file vers l'aéroport.
Sur les 80 photos
prises par Capa au pire moment de l'assaut, seules six ont survécu à
cette incroyable bévue. Robert Capa ne sembla pas prendre mal la chose
quand on lui annonça le désastre. Le seul homme reconnaissable sur les
clichés était le soldat Edward K. Regan. Son image fut publiée des
centaines de fois, dans le monde entier.