Cinémas à résidence : « Ceci n’est pas un film » (2011) et « Closed Curtain » (2013) de Jafar Panahi

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Nous le savons, et nous l’avons toujours su, il ne fait pas bon être un artiste sous le régime iranien d’aujourd’hui. Après avoir réalisé Hors Jeu (histoire d’une jeune femme qui se grime en homme pour aller voir un match de foot auquel elle n’a pas le droit de se rendre) en 2006 et s’être vu refuser l’autorisation de tourner ses films pendant quelques années, Jafar Panahi est aujourd’hui le plus emblématique de ces cinéastes iraniens persécutés, emprisonnés, et interdits d’exercer. En s’attaquant à un cinéaste reconnu dans le monde entier (Caméra d’or, Léopard d’or, Lion d’or, Ours d’argent et d’or…), le régime iranien n’était pas sans savoir qu’il s’attaquait à l’un de ses plus grands artistes cinématographiques, reconnu dans le monde entier.

Aujourd’hui, Panahi est en grande difficulté pour réaliser ses films, a connu la prison, ainsi que l’assignement à domicile, mais, comme il le rappelle lui-même dans Ceci n’est pas un film, il est loin d’être le seul artiste dans cette position périlleuse. Le coréalisateur de ce film, Mojtaba Mirtahmasb, qui fut le seul à venir représenter l’œuvre au festival de Cannes 2011, fut d’ailleurs lui aussi emprisonné pendant quelques semaines à son retour à Teheran. En même temps que lui, et pour avoir fait des reportages durant les soulèvements populaires contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad en juin 2009, cinq autres cinéastes furent emprisonnés, accusés d’avoir collaboré avec la BBC pour leurs productions.

Plus primé, et donc plus connu que les autres dans le monde occidental, Jafar Panahi est devenu, malgré lui, le porte-étendard de ces cinéastes engagés et réprimés, enfermant sa caméra dans ses domiciles (principal pour Ceci n’est pas un film, secondaire pour Closed Curtain, et continuant à créer coûte que coûte, jouant avec l’interprétation de sa condamnation. S’il lui est certes interdit d’écrire un scénario ou de réaliser, Jafar Panahi choisit de raconter un scénario écrit avant sa condamnation et de l’interpréter face à la caméra de son ami documentariste Mojtaba Mirtahmasb. S’il lui est interdit de signer un film, Jafar Panahi décide de cosigner ces deux films.

© Kanibal Films Distribution

Ceci n’est pas un film – Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb

En décembre 2010, soit plus de six mois après avoir été condamné en première instance à six ans de prison et vingt ans d’interdiction de réaliser, Jafar Panahi est toujours coincé chez lui, assigné à résidence par le pouvoir. Il est en attente de l’issue de son procès en appel et tourne en rond dans son appartement. S’ennuyant ferme, Panahi filme sa journée, pose sa caméra pour se filmer sortant de la salle de bain, prenant le thé en appelant son avocate, filmant Iggy, l’iguane de sa fille, qui déambule dans l’appartement. Plus tard, inspiré, il appelle son ami Mojtaba afin que celui-ci vienne le filmer chez lui. Sous le regard cinéaste de son ami, Jafar Panahi recrée, sur le grand tapis de son salon, le plan du lieu de son dernier scénario avorté et interdit par le régime : l’histoire d’une jeune fille enfermée chez elle par ses parents car voulant s’inscrire à l’école des beaux arts de Téhéran.

Jafar Panahi se traine sur son tapis, dans la « chambre » de son héroïne et donne petit à petit tout son sens à Ceci n’est pas un film. Enfermé chez lui, Panahi est contraint de filmer l’espace clos de son appartement, de se faire filmer chez lui et donne à imaginer ce que serait devenu son scénario censuré, lui même déjà un scénario de huis-clos racontant le désespoir d’une jeune fille interdite de création par sa famille.

En réalité Ceci n’est pas un film est avant tout une immense mise en abime par laquelle le cinéaste devient non seulement acteur et metteur en scène d’un film invisible et, il s’en apercevra vite, impossible, mais aussi professeur, expliquant notamment à Mojtaba Mirtahmasb qu’il est obligé d’enlever son plâtre. Cette référence vient de son aventure cinématographique avec la petite Mina avec laquelle il tourna Le Miroir en 1997. Dans une séquence qu’il montre à son ami, la petite fille, jouant une scène dans un bus, refuse tout à coup de jouer et enlève le faux plâtre qui est sur son bras et tient absolument à sortir. La fiction et le réel s’entrechoquent et Panahi décide de continuer à filmer malgré tout la petite fille qui, sortie de son rôle, est sortie du bus et boude sur le trottoir.

© Kanibal Films Distribution

Si le parallèle que fait Panahi avec sa propre situation est émouvant, c’est qu’il n’est pas dénué d’une certaine ironie tragique. Si Panahi se voit contraint d’apparaître à la caméra tel qu’il est vraiment, ce n’est pas tant par choix que par contrainte. Et s’il s’échappe, à un moment donné, de la « fiction » du « décor » de son tapis, c’est aussi dans un mouvement de colère et de désespoir de voir que ce qu’il fait ne mène véritablement à rien sinon à une farce grossière de ce que son scénario devait être une fois réalisé.

Parfois drôle, souvent amer et désespéré, Panahi signe, avec Ceci n’est pas un film, plus qu’un manifeste à la liberté de filmer. Si le film marque autant, c’est qu’il a aussi une certaine dimension de l’ennui et qu’il transmet avec puissance ce qu’est la vie d’un homme enfermé chez lui, pour lequel la télé est une fenêtre sur le monde, pour qui la seule sortie à l’air libre est sur un balcon de quelques mètres carrés, pour qui tous les micros évènements d’une journée lambda constituent autant d’éléments à filmer faute de mieux, pour lequel la seule compagnie, toute la journée durant, est celle de son téléphone portable, annonciateur de mauvaises nouvelles, et celle d’un iguane de compagnie parfois un peu trop encombrant lorsqu’il veut des câlins et grimpe sur le canapé et les genoux. Filmer l’ennui d’un espace clos comme affirmation d’une liberté qui lui est retirée et se raccrocher à tout ce qui peut être filmé : tel est le message simple d’un film qui, s’il ne raconte pas réellement une histoire, raconte un jour presque comme les autres d’un homme obligé à errer dans un appartement.

Toute la qualité de cinéaste de Panahi consiste à filmer et à se laisser filmer pour réussir à utiliser cet enfermement comme d’un outil dramatique, comme d’un outil cinématographique. Toute l’intelligence de Mirtahmasb consiste à poser un regard plein d’humanité sur son ami et à lui laisser, le soir arrivant et devant rejoindre sa famille, la caméra, installée sur un paquet de cigarette lui servant de trépied, en train de filmer. Filmer quoiqu’il arrive, quoiqu’il se passe, juste pour s’en octroyer le droit de le faire chez soi puisqu’il est interdit de le faire en dehors.

© Kanibal Films Distribution

Closed Curtain – Jafar Panahi et Kambuzia Partovi

Deux ans après son huis-clos manifeste de Ceci n’est pas un film, Jafar Panahi a retrouvé le droit de circuler en Iran (sans toutefois avoir le droit d’en sortir) mais se voit toujours interdit de réaliser et d’exercer son métier. Après le huis clos torturé de Ceci n’est pas un film, Panahi se tourne à nouveau vers un ami avec lequel il cosignera le film et qui en sera le représentant lors de divers festivals autour du monde, comme le fut Mirtahmasb. C’est en Kambuzia Partovi, poète et scénariste iranien (qui écrivit notamment pour Panahi le scénario du Cercle en 2000), qu’il trouve un nouveau complice et un nouvel acteur pour ce nouveau huis-clos. Après son appartement de Téhéran, Jafar Panahi décide de tourner son nouveau film dans sa résidence secondaire de bord de mer et de réaliser, cette fois, une fiction.

Alors que Ceci n’est pas un film tirait sa force de son dispositif simple et direct, Closed Curtain est de toute autre facture et beaucoup plus complexe et poétique, tirant sa force d’évocation d’une construction dramatique opaque mais non moins passionnante et intrigante.

L’histoire du film paraît pourtant d’abord simple et claire. Un scénariste, visiblement dans la clandestinité, se rend dans une maison de bord de mer et s’y barricade avec son chien. À la faveur d’une porte mal fermée, deux jeunes, un frère et une sœur entrent dans la maison pour fuir la police qui est intervenue alors qu’ils faisaient une fête (ce qui est rigoureusement interdit en Iran). Le frère laisse sa sœur dans la maison et part cherche de l’aide. Le vieux scénariste, lui même en fuite, voit d’un très mauvais œil la présence de cette jeune femme dans la maison et voit son quotidien de reclus dérangé au plus haut point. D’autant plus dérangé que cette jeune femme est de plus en plus mystérieuse et s’apparente rapidement à un fantôme disparaissant et apparaissant selon l’envie et la situation dans laquelle elle se trouve.

Alors que le film plonge lentement dans un fantastique diffus et inquiétant, il prend un tour des plus surprenants et sort complètement (ou non) de la fiction à la faveur de l’apparition soudaine, dans la diégèse du film, de Jafar Panahi, arrivant pour le week end dans sa résidence secondaire. En réalité, tout ce qui s’est passé avant n’est que le fruit de son imagination, et les personnages sont en réalité les fantômes qui hantent l’esprit du réalisateur. Toujours interdit de réaliser, Jafar Panahi tient son propre rôle de cinéaste brimé qui ne peut pas faire autrement que construire des arcs narratifs dans sa tête à la faveur de ce que les évènements lui autorisent à s’imaginer. Ainsi une fenêtre explosée laisse supposer une effraction, l’irruption d’une femme demandant à voir sa sœur qui s’est réfugiée visiblement dans la maison lui donne l’idée d’écrire le personnage de la jeune fille confrontée à son avatar fictif dont la compagnie n’est plus celle d’un iguane mais celle d’un chien.

Mais en réalité tout cela n’est jamais confirmé, toutes ces suppositions ne sont jamais vraiment confrontées à la réalité pour permettre une vision claire et définie du film. Comme dans Le Miroir, la réalité et la fiction sont entremêlées et on ne sait plus sur quel pied danser. Et c’est grâce à cette confusion que sortent les thèmes principaux du film qui sont à peu près les même que dans Ceci n’est pas un film : la dénonciation d’un pouvoir oppresseur, l’affirmation de la liberté de créer et de s’exprimer par les arts alors que ce droit a été ôté.

Closed Curtain est aussi un film magnifique dans l’écho qu’il crée avec Ceci n’est pas un film en reprenant ouvertement le film fantôme que Panahi recréait alors dans son salon. Ainsi, comme il l’imaginait pour son scénario censuré, Closed Curtain s’ouvre lui aussi sur une vision de l’intérieur vers l’extérieur empêchée par un obstacle. Alors qu’il imaginait la fenêtre de la jeune fille de son scénario comme étant bloquée par une persienne, ici la vision est gênée par un rideau de fer. Interdit de filmer, Panahi est obligé de se cacher chez lui, obligé d’imaginer les films qu’il pourrait faire dehors, obligé d’attendre qu’un personnage, ici le scénariste (et donc lui même ?), décide d’entrer dans sa maison afin de s’y installer et de provoquer en lui la force et le mouvement de création.

À l’heure où « huis-clos » signifie souvent un choix délibéré de construction dramatique élaborée afin de trouver dans l’économie d’espace et de moyens une originalité nouvelle, il est intéressant de voir comment un cinéaste contraint à cette forme particulière réussit lui aussi à développer une forme singulière. Et ce non pas par choix, mais par nécessité et obligation. S’il nous semblait important de parler du cinéma de Jafar Panahi de ces dernières années dans ce dossier sur le huis clos, c’est qu’il est très important de rappeler le combat que ce cinéaste mène dans l’intimité de ses maisons, d’un taxi (voir notre prochaine critique de son dernier film Taxi Teheran), car obligé de faire ses films clandestinement.

La beauté du cinéma de Jafar Panahi réside aussi dans le danger certain qu’il prend à combattre ainsi pour la liberté. Et quelle beauté que de mener aussi cette bataille avec autant de virtuosité cinématographique dans les espaces clos dans lesquels il est contraint de filmer et de s’exprimer, nous dressant toujours un portrait saisissant de la réalité iranienne, et dressant ainsi son auto-portrait.

Simon Bracquemart