Réalisateur aussi controversé que médiatisé, Lars von Trier est un événement cinématographique à lui tout seul. Chacun de ses films est décortiqué avant d’être visionné, parfois même enterré avant d’être né. Il n’en est pas moins sûr que sa filmographie, à l’image du personnage médiatique, dérange. Certains assènent que ses films sont des critiques primaires du monde contemporain, tandis que d’autres y voient une remise en cause puissante des codes qui nous définissent. En 2000, alors que son Dancer in the dark lui vaut la Palme d’or à Cannes, on lui reproche néanmoins d’attaquer les États-Unis sans jamais y être allé. En réaction, Lars von Trier se penche sur une trilogie intitulée USA : Land of Opportunities. C’est ainsi que Dogville, le premier volet, voit le jour en 2003 : n’y a-t-il là qu’un vif acte de provocation ?
© Les Films du Losange
Dogville, c’est une petite ville américaine des années 30, presque inaccessible car située dans les montagnes. Alors que les quelques habitants semblent y mener une vie paisible, un jour, Tom, leur guide spirituel, rencontre Grace, une fugitive essayant d’échapper à des gangsters qui la poursuivent. De prime abord, la ville est le refuge idéal pour Grace. Cependant, peu à peu, les habitants vont lui demander de mériter sa place dans la ville…
Critique acerbe des États-Unis, Dogville est d’abord un film qui intrigue par sa forme. Il n’y a presque aucun décor et les habitations ne sont délimitées que par des traits au sol. Le spectateur a davantage l’impression d’assister à une pièce de théâtre que de visionner un film. Dans quelle mesure le lien entre théâtre et cinéma interroge-t-il la place du spectateur ? Surtout, Dogville, c’est un huis clos. L’espace ne paraît être ouvert qu’à cause des artifices de mise en scène, il est en fait absolument confiné. Si Lars von Trier a recours au huis clos, ce n’est pas simplement par économie de moyen. Il prouve avec son film que le cinéma, dans son essence et dans sa forme, peut être analysé comme un espace de l’enfermement.
Image de la violence et violence de l’image
Le présence de Grace dans la ville est problématique dès le prologue. En effet, celle-ci s’y réfugie pour échapper à des gangsters. Alors que tout semble paisible à Dogville, accueillir une fugitive est déjà un signe annonciateur de perturbation dans le récit ; perturbation symbolisée par une salve de coups de feu. Être en fuite suppose qu’elle est recherchée, ce qui est confirmé par un avis de recherche, reçu comme une menace par les autres habitants. Grace ne peut être une habitante de Dogville comme les autres.
Les personnages demandent à Grace une compensation pour le risque qu’ils encourent. Progressivement, elle devient leur esclave, jusqu’au paroxysme de l’asservissement : ils lui mettent une laisse au cou et la métamorphosent en chien. Plus qu’un souffre-douleur, Grace est l’objet de toutes les pulsions animales de ceux qui l’entourent.
Dogville est une parabole dont l’enjeu central est de mettre en exergue la perversion humaine. Grace n’est pas un prénom choisi par hasard. Il est symbole d’innocence et renvoie à la Bible. Grace est tantôt la Vierge, tantôt la putain, mais surtout, elle est une figure proche de celle du Christ. Son existence consiste à purifier les autres de leurs vices, à se sacrifier : elle est en soi un martyr. Toutefois, contrairement aux héroïnes très proches d’elle de Breaking the waves et de Dancer in the dark, qui ne voient pas leur nature changer, Grace, elle, est transformée, comme si elle s’était imprégnée de la noirceur du monde. La scène finale de vengeance anéantit tout par le feu, et Grace n’a plus aucun trait de douceur sur son visage.
© Les Films du Losange
Dogville, c’est une violence instaurée d’abord par un manichéisme semblant grossier, entre le bien et le mal, entre l’innocence et la perversion. Là où le film gagne en subtilité et davantage en violence encore, c’est dans le dispositif du huis clos. L’image est quasiment celle d’une dystopie. Il n’y a rien d’humain dans Dogville : pas de ciel, presque pas de décors, beaucoup d’artifices (notamment l’ouverture de portes imaginaires). Le huis clos fait de Dogville un laboratoire social, un théâtre de la cruauté.
L’espace de la distanciation : un théâtre de la cruauté
Le titre même du film caractérise la violence du film. Dogville, c’est littéralement une “ville de chiens”. Le huis clos n’est pas une simple prison, c’est le reflet d’un monde centré sur lui-même, qui ne voit pas l’horreur qui est pourtant sous ses yeux. Par exemple, lors de la scène du viol de Grace, étirée dans la temporalité du film, seul le spectateur est témoin, alors qu’il n’y a aucun mur physique bloquant la vue des autres personnages.
L’ouverture feinte du monde de Dogville est une métaphore de la liberté absolue que l’on pense avoir, mais qui n’est qu’illusoire. En réalité, c’est par l’absence de regard, donc de conscience que l’ouverture devient un huis clos. Lars von Trier traite ainsi du voyeurisme. Les personnages censés avoir un poids dans l’action ne font et ne voient rien, tandis que le spectateur extérieur au récit ne peut que constater la violence, à distance.
Certes, la structure du récit est manichéenne, mais en mettant à distance le spectateur, Lars von Trier réalise un conte moraliste au premier degré, projetant l’animalité de ses personnages sur le monde, faisant de la conscience une posture voyeuriste, tant qu’elle n’est qu’une action distanciée. Voir Dogville, ce n’est pas agir ni créer. Dogville, c’est être incapable de sortir du huis clos, autrement que par l’anéantissement. Voir Dogville, c’est regarder le monde sans avoir de prise directe sur celui-ci, comme les personnages qui devraient voir Grace se faire violer, mais qui en sont finalement incapables.
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Si pour Lars von Trier, le cinéma est irrémédiablement un huis clos, c’est remettre en cause la puissance du cinéma. Avec Dogville, il ne cherche pas véritablement à déconstruire le septième art. Il ne l’utilise que comme un moyen de pensée, pour s’attaquer à une société contemporaine autocentrée et artificielle.
Jean-Baptiste Colas-Gillot