Les observateurs, les experts, les journalistes, les scientifiques, toutes ces professions ont pour objectifs de nous aider à comprendre le monde. Or, il devient chaque jour manifeste qu'ils n'arrivent plus à nous l'expliquer. La complexité croissante des sociétés humaines rend de plus en plus délicat le travail des observateurs censés le décrypter. Comment expliquer ce processus inquiétant et comment lutter contre lui?
Si vous doutez que nous n'arrivons pas toujours à comprendre le monde dans lequel nous vivons, illustrons cette affirmation avec deux exemples.
Depuis des décennies, alors que la preuve est faite que la cigarette est particulièrement néfaste (une cigarette, c'est 11 minutes de vie en moins en moyenne), nous assistons à une résistance, en apparence, incompréhensible de la consommation qui continue de rester très importante alors que tout le monde connaît la nocivité du tabac, alors que la publicité pour le tabac est aujourd'hui très limité.
Des études historiques récentes ont montré comment l'industrie du tabac a su résister à cette évidence de santé publique. Elle l'a faite, en acceptant cette évidence, mais en subventionnant les recherches qui montraient le rôle des pollutions dans les problèmes respiratoires des citadins ou le rôle prétendument positif du goudron contre le diabète.
Elle a su ainsi s'adapter en ouvrant des contre-feux, qui ont détourné le public de l'image néfaste du tabac, en multipliant les informations contradictoires, au point de perdre les consommateurs qui pouvaient toujours trouver des excuses (il y a plus néfaste, cela n'est finalement pas si grave, ...). Les industriels ont réussi leur stratégie en noyant le poisson!
Le plus étonnant semble bien qu'il nous ait fallu cinquante ans pour qu'on l'analyse et qu'on le comprenne! Cinquante ans pendant lequel l'arsenal législatif, faute d'avoir pu connaître la stratégie des industriels, s'est révélé inefficace !
Autre exemple pris dans l'actualité récente: le débat sur la transition énergétique, lancé depuis quelques mois, se déroule d'une manière surprenante. Il est mené par des experts et des personnes passionnées par ces questions.
On y parle beaucoup d'efficacité énergétique et d'isolation, on se délecte de discours bien-pensant sur la fracture énergétique ("la transition sera sociale").
Et pourtant, nous disposons de bien peu de chiffres sur le coût estimé de cette transition. De manière assez étonnante, cette question du chiffrage financier n'est presque jamais évoquée. Or, la transition ne se fera pas, ou très peu, si on ne dispose pas des financements nécessaires aux énormes besoins d'infrastructures qu'elle réclame.
Cette évidence oubliée montre la cécité des, (pourtant !) experts de la question.
Pour comprendre pourquoi ce travail de clairvoyance est devenu impossible, nous allons prendre quelques exemples vécus.
Les trois premiers concernent les quartiers appelés sensibles et l'analyse qui y est faite de l'action d'un service public au sein de cet environnement "difficile".
1-une équipe d'inspecteurs vient sur le terrain pour une demi-journée et rencontre une équipe. Composés de hauts fonctionnaires brillants et expérimentés, dont la culture est aux antipodes du milieu qu'ils viennent observer, ils ne comprennent pas tous les enjeux du terrain. Leurs questions, leur angle d'analyse reflètent leurs visions préalables à leur visite. Ils ne conservent que les réponses qui leur conviennent, qui correspondent à leurs propres hypothèses, et se désintéressent des autres.
2-Un étudiant en sociologie réalise son master 2 dans un établissement public, où il s'immerge pendant plusieurs mois. Malgré ses qualités d'empathie et sa bonne volonté, son mémoire apparaît bien décevant: l'étudiant n'a pu en effet se débarrasser des représentations fausses sur le milieu qu'il venait analyser.
3-un audit est conduit sur un territoire "difficile". L'équipe de jeunes et très intelligents experts ne connaît pas le terrain et la culture du ministère qu'ils doivent évaluer et pour lequel ils doivent faire des propositions. Une après-midi de travail les rassemble ainsi qu'une vingtaine de cadres de l'administration évaluée. Mais les échanges se révèlent bientôt d'une très grande pauvreté.
Les questions des experts, presque naïves, démontrent qu'il s''agit pour eux de se former car ils ne connaissent pas le terrain et les rouages complexes d'une administration qui possède ses propres codes et habitus.
Autre observation intéressante : les prises de parole variées révèlent parfois des remarques faites par certains cadres d'une grande pauvreté d'analyse, alors qu'ils sont pourtant des praticiens d'une grande valeur.
Ce travail de formation de deux experts par vingt cadres aura coûté ... 8000 euros! C'est le poids de la masse salariale de vingt cadres pour une demi-journée de travail! Un vrai gâchis d'argent public! (mais ce genre d'opération peut aussi se rencontrer dans la sphère des entreprises privées).
Ce qui est commun à ces trois exemples, issus de situations vécues, c'est l'incapacité des trois démarches utilisées par les différents acteurs, et pourtant variés, d'analyser le réel. Dans chacune de ces situations, il est devenu impossible de comprendre de l'extérieur, des organismes ou des sociétés humaines travaillés par des enjeux de plus en plus complexes et contradictoires, ayant accumulé des compétences et des modes d'actions foisonnants et d'une grande diversité.
La position de l'analyste, le point de vue d'où il se situe, détermine cette difficulté. S'il est à l'intérieur d'un système donné, il ne possède plus le recul nécessaire pour en analyser les enjeux et mettre en perspective ce qui s'y joue.
S'il est situé à l'extérieur du système qu'il examine, il ne peut décrypter, par manque de temps et par insuffisance de ses grilles d'observations, la totalité des procédures et des tensions qui travaillent l'environnement qu'il tente de comprendre.
Dans les trois cas présentés, les représentations faussées sur ce qui est étranger, viennent perturber toutes les tentatives d'explication d'une situation donnée.
Les scientifiques ont, eux aussi, des difficultés particulières: même s'ils disposent de davantage de temps que le journaliste ou le consultant, ils souffrent d'un autre travers. Ils analysent une situation donnée avec les outils qui sont propres à leurs disciplines: ainsi, un établissement public étudié par un économiste, un sociologue, un ethnologue donnera lieu à trois mémoires radicalement différents, analysant pourtant une même situation. Or, la réalité de cet établissement publique se trouvera plutôt au croisement de ces différentes approches. Là encore, les présupposés et les invariants d'une école de pensée vont prendre le dessus sur la spécificité particulière d'une situation donnée.
De plus, les focales choisies dans une recherche sont tellement précises que l'objet étudié ne l'est pas toujours en tenant compte de son contexte, ou d'une façon bien souvent fragmentaire.
Cette difficulté à comprendre la complexité du réel se retrouve bien entendu dans le travail des journalistes. Nous sommes tous victimes du flot gigantesque d'informations déversé par des médias de plus en plus envahissants et réactifs.
Dans une interview (Revue clés, avril 2013) portant le titre évocateur suivant: Ebriété informative, l'information est-elle toxique? la journaliste de radio Ilana Moryoussef, tente de décrire le flot d'informations qui, chaque jour, nous submerge: "c'est comme si nous étions entourés de moustiques qui nous piquent de tous côtés: nous recevons des infos, des stimulations permanentes".
Elle émet un avis négatif sur le travail des journalistes: "nous disposons d'une masse d'informations, nous avons en principe une très grande liberté, et alors pourquoi disons-nous tous la même chose?".
La masse sans cesse renouvelée d'informations brutes finit en effet pour empêcher toute tentative cohérente d'analyse lucide des événements, elle renforce les stéréotypes et ne permet pas une compréhension distanciée, elle n'autorise aucune prise de hauteur, de prise de recul, dans le temps et dans l'espace.
Nous sommes comme des spectateurs qui regarderaient une mosaïque murale, le nez collé à l'oeuvre, découvrant chaque seconde une nouvelle unité de couleur (tesselles) mais incapable de comprendre le sens général de l'oeuvre puisque ne pouvant l'admirer dans son ensemble.
Faut-il alors désespérer et ne plus croire au travail des scientifiques, des journalistes et des experts? Bien entendu, la réponse est heureusement négative.
Mais pour permettre de comprendre le monde qui nous entoure, il ne suffit plus de s'entourer des professionnels énumérés jusqu'à présent, il faut aussi faire appel à d'autres catégories auxquelles on fait rarement référence:
1-D'abord l'intellectuel de terrain. Il s'agit souvent d'un universitaire, un scientifique qui, dans sa démarche de recherche, s'est donné les moyens de s'investir, sur le long terme, sur un terrain spécifique qu'il a analysé avec ces outils scientifiques propres mais aussi le bon sens qui naît d'une longue connivence avec la réalité. Intellectuel, il est capable, d'autre part, de relier ce terrain longuement apprivoisé, avec des concepts généraux. Il relie donc le particulier au général, le local au global.
2-Ensuite, et surtout, il faut s'appuyer sur des experts de terrai n: le monde vu par un praticien du terrain capable d'une posture intellectuel de recul.
Au sein des populations de chefs d'entreprises, des cadres de structures complexes, administration, structure publique ou privée, il existe des individus capables de faire ce travail qui met en perspective le travail de terrain avec son contexte historique et avec les notions importantes nécessaires à sa compréhension. Fortement impliqué dans un territoire donné, ayant acquis, au fil des années, des compétences particulièrement solides, ils disposent d'un recul sur leur pratique, sur les institutions et sur les partenaires avec lesquels ils travaillent.
Prenons un exemple: les directeurs de centres sociaux sur la commune de Marseille. Comme toute population de cadres, elle est composée d'individus disparates. Certains sont incompétents, d'autres sont particulièrement compétents. Mais parmi ces derniers, il en existe très peu qui ont, aussi, une longue expérience, une longue connaissance des quartiers marseillais, une connaissance approfondie de l'éducation populaire et du travail de fourmi réalisé depuis des décennies par ces structures. Ces individus experts praticiens dans leur domaine représentent un ou deux pour cent d'une population particulière.
Si un journaliste, ou un scientifique, vient questionner, au hasard, un directeur de centre social, il pourra avoir des réponses disparates et très imprécises. S'il vient voir un de ces directeurs experts dans leur domaine, il va disposer d'une analyse fine et complète de la situation.
Conclusion: la situation de plus en plus complexe de chaque sujet mérite d'aller chercher les seules personnes qui en ont une vision à la fois globale et précise: les experts de terrain.
Revenons à notre premier exemple du tabac: un journaliste n'aura pas le temps d'une analyse approfondie qui aurait pu lui permettre de comprendre comment l'industrie utilisait la recherche à son profit.
L'universitaire, partie prenante du phénomène, n'aura pu délivre une analyse juste puisqu'il était impliqué.
Seuls les fonctionnaires, cadres de la lutte anti-tabac, les plus impliqués, connaisseurs de ce dossier depuis longtemps auraient pu établir une analyse juste de la situation. Ils devaient se compter sur les doigts d'une main et on peut parier que personne ne leur a demandé leur avis !
Pour aller plus loin:
Pourquoi nous ne comprenons rien à la crise?