On regardera sans doute Kaïro parce qu'on souhaite le frisson. Film peuplé de fantômes par Kiyoshi Kurosawa, il met en scène une forme d'apocalypse dans une atmosphère d'angoisse et non de violence. Mais Kaïro n'est pas un simple film de fantômes ; il ne l'est peut-être même pas du tout. On peut bien se rappeler de Dark waters d'Hideo Nakata qui mettait en scène l'esprit d'une fillette hantant un immeuble alors que le réalisateur désignait son film comme traitant du thème du divorce. Kaïro est un film sur l'ailleurs et l'altérité. La métaphore présentée dans le film est claire : le monde se dépeuple peu à peu parce que les vivants sont emportés par les morts, par ces figures fugaces qui n'ont plus la place d'exister dans un autre monde surpeuplé et dans lequel ils sont pourtant isolés. Les fantômes de Kaïro ne veulent pas de mal à ceux qui vivent, ils veulent seulement se sentir moins seuls. Mais en hantant les vivants, les morts leur ôtent toutes les connections qui les rattachaient à leur réalité et leur retirent toute substance, tout désir de vivre en leur montrant le caractère absurde et vain de la vie, la réalité froide de la mort. En côtoyant ces entités déconnectées de la vie, les victimes perdent elles-mêmes tout rapport à la réalité au point de perdre le goût de vivre. Ayant plongé dans le vide du regard de ces purs esprits, elles ne peuvent revenir dans un univers physique et chaleureux parce qu'elles ont senti que la vérité de leur monde est dans l'isolation de l'ego, isolation forcée pour tout être prisonnier de son enveloppe qui le condamne à rester dans un monde absurde qui n'a plus rien de rassurant. Le monde de Kaïro se dépeuple donc peu à peu parce que chacun découvre sa propre isolation au contact des isolés. Comment ne pas y voir une allégorie sur le paradoxe de l'altérité, sur le besoin de l'autre alors même que le sujet est condamné à rester dans l'isolation que son corps lui impose de fait. Beaucoup de films japonais contemporains, portant sur le fantastique, traitent de cette question de l'altérité, et il n'est pas surprenant de remarquer que, souvent, l'histoire s'articule sur la présence du support numérique. Internet, dans Kaïro, est l'ailleurs dans lequel chacun se plonge à la recherche de l'autre parce que les relations sociales et purement physiques n'ont rien de satisfaisant. Car si chaque subjectivité est condamnée à demeurer prisonnière de son corps sans jamais pouvoir se mettre à nu ou toucher l'autre dans ce qu'il a de plus intime, ne pourrait-on pas atteindre autrui dans son être le plus propre via le support désubstantialisé qu'est la toile numérique ? Chaque sujet n'y est-il pas un pur pensé ? Dans l'horreur contemporaine, la toile présente un paradoxe remarquable sur cette question de l'altérité, parce qu'aucun sujet ne peut véritablement y dépasser les limites de son propre discours ni y percer le parler d'autrui qui se présente comme un autre visage indépassable. Mais en même temps, si l'autre demeure toujours lointain, la toile est un espace, un ailleurs non physique dans lequel chaque subjectivité se perd et se donne, sans sécurité réelle, sans connaissance assurée de la nature des conséquences de cette donation. La toile devient l'espace dans lequel les morts que nous sommes trouvent refuge et cherchent à faire part aux autres de leur propre solitude. Internet est cet ailleurs horrifiant dont s'empare le fantastique au cinéma, parce qu'il est un espace hanté par des subjectivités isolées à la recherche d'un autre ego solitaire à qui on tentera de transmettre son angoisse d'isolation. Ce que révèle Kaïro par son intention artistique, discursive et esthétique, c'est cette quête perdue d'avance, cette recherche de l'autre dans l'ailleurs numérique, cette fuite des limites physiques pour trouver autrui et lui imposer la vue de notre angoisse d'être seul. Que proposent les sites communautaires si ce n'est la possibilité de s'interconnecter, de se rapprocher, de se réchauffer, d'éviter à tout prix la limitation de sa propre subjectivité, de constituer un réseau et tenter de faire monde au lieu de seulement se faire sujet ? Kaïro montre que ce rapprochement, cette tentative des morts que nous sommes pour faire monde en allant chercher les autres dans un autre lieu qui n'est pas le nôtre voue les individus à une unification par le vide, par la négation des rapports de la chair au profit du croisement des discours et des images. Le regard pessimiste de Kurosawa est celui d'un homme qui voit dans l'ère numérique la fin de la vie courante remplacée par une vie éphémère et purement intelligible. Même si on peut rester sceptique sur le caractère visionnaire de son oeuvre, c'est là un très beau paradoxe du réalisateur : alors que l'éducation européenne et la philosophie antique insistent sur le caractère éphémère de la vie au profit de la beauté des idées éternelles, Kurosawa souligne que côtoyer l'éthéré et le discursif nous éloigne de la réalité chaude et vivante du sensible, si bien qu'un univers d'idées et d'esprits paraît moins désirable d'un monde charnel et tangible. Ce que craint donc Kurosawa, ce n'est ni plus ni moins qu'un monde vidé de la présence de l'humain, un monde détruit par la contradiction qui l'anime, celle d'esprits qui, en cherchant à s'ouvrir et se rapprocher des autres, nient et perdent la raison d'être de leur enveloppe pour plonger dans un ailleurs sans consistance.