La réussite de Melancholia tient peut-être dans l'échec annoncé par son commencement. Nul besoin de s'appesantir sur l'évidence de la qualité du film, de sa sublime photographie, la question n'est pas de savoir si le film est efficace ou non, beau ou laid, le propre d'un film d'auteur consistant à proposer une lecture stylisée d'un thème classique. Ici, la mise en scène sert adéquatement le propos, le questionnement sur le sens de l'existence et le caractère éphémère de tous nos attachements. Et pourtant, Lars Von Trier ouvre cet univers sur des prises de vue au ralenti, forçant le spectateur à considérer les dernières scènes de son monde. Certains les ont jugées ratées parce qu'elles avaient le mauvais goût de montrer au spectateur qu'on lui présente quelque chose, parce qu'elles faisaient voir les règles et la forme du film au lieu de laisser une naturelle immersion, et la musique de Wagner sonnait déjà le voeu de Lars, tenu à demi mot, de " faire impression ". " Voyez combien c'est beau ", " voyez combien c'est fort ", " c'est cela que vous devez regarder et que vous auriez pu manquer sans l'irruption de ma technique cinématographique ". Ne retrouve-t-on pas ici la naïveté dont a fait preuve le réalisateur lors d'une polémique pas si lointaine ? Mais si Lars Von Trier n'a manifestement pas le talent de Tarkovski pour filmer des personnages s'inscrivant intensément dans la nature (on se rappellera Stalker), reste que cette maladresse sert peut-être son propos, à la manière de ces bandes de rock qui, malgré leur naïveté et leurs ratés, produisent dans leur jeunesse ce qu'ils ne pourront égaler par la suite avec pourtant plus de technique et d'expérience. Car cette maladresse offre l'occasion d'une immersion par le contraste produit avec la scène du mariage : on passe de l'immatérialité du prologue à la matière commune du quotidien, à une voiture qui n'avance pas, des invités qui attendent. Nul besoin de cataclysmes numérisés ni de discours d'un président pour se sentir plus proche et plus immergé dans l'éventualité d'une fin du monde. Car le monde qui s'achève ici, ce n'est pas l'univers stylisé des apocalypses hollywoodiennes ou des autres programmes bêtifiants offerts aux adolescents assoifés d'impressions et de sensations bon marché, ce monde qui se finit est celui de notre famille, de nos cousins et voisines, notre petit monde qui se révèle chez Lars Von Trier à l'image du grand. Suivent des scènes héritées de l'époque du Dogme, rappelant Les idiots (ou même Festen de Vinterberg) par les attentions de la mise en scène, des coupes de mouvements, des gestes avortés, des instants révélant ce thème si à la mode aujourd'hui et que tout un chacun s'empresse de balayer, de placer au rang de cliché pour mieux se prémunir des implications de ce malaise : le refus de l'aliénation. Car la projection morbide de l'héroïne est ce cri bien connu du cinéma et de la littérature, cette peur d'être comme les autres, ce constat que rentrer dans le rang, d'avoir enfants, boulot, famille, n'apporte qu'un bonheur formaté, que ceux qui se réjouissent de ce qu'ils ont s'inscrivent dans la volonté globale de rassurer, de mise à distance des angoisses. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, d'une crise d'angoisse, et l'adolescence manifeste de l'héroïne n'est pas la naïveté d'un jeune de seize ans mais bien l'angoisse de celui qui ne se réconciliera jamais avec le monde puisqu'aucune conciliation n'est possible à moins d'opérer une prostitution et de souscrire à l'absurdité des codes inventés par les civilisations. Et l'intérêt du personnage consiste dans le fait qu'aucune échappatoire n'est possible, parce que hors de ces instances moralisées, il n'y a rien, que du vide. L'héroïne ne quitte pas son mariage pour poursuivre l'avatar de sa liberté sur les routes ; elle doit refuser ce qu'on lui impose, mais ce refus ne sera pas remplacé, car autour d'elle, il n'y a que ce qu'elle refuse : la civilisation, stérile dans sa dimension cosmologique parce qu'elle n'engendre rien, sinon des fruits pour elle-même qui lui permettent de s'autogénérer à l'infini et de jouir et survivre selon les modalités définies par la matière de son existence. Justine s'inscrit dans un nihilisme dont la clairvoyance et la vérité lui ouvriront les portes d'une certaine sérénité à l'instar d'un Meursault dans l'Etranger, bien qu'à la différence de l'étranger, Justine n'est pas un automate et jouit de la vie lorsque l'environnement ne lui offre pas l'absurdité morbide des dispositifs sociaux et économiques. Elle aime sans doute son mari, mais elle sait bien que cette sensation n'a de valeur que relative et que l'amour n'est qu'attachement lorsqu'il n'est pas appel hormonal, ce que les autres travaillent à contourner en donnant à la passion une apparence romantique soutenue par des codes stricts. L'amertume des lèvres de Charlotte Rampling confesse l'annonciation de l'inéluctable, avouant la peur comme l'impuissance ; la mère a dépassé le statut de la fille, l'angoisse n'est plus sienne dès lors que la haine du monde l'a supplantée. Le choix est mince : un faux-bonheur ou une douloureuse colère. Justine sombre dans la mélancolie, l'état fécond des poètes, la crise rendant possible le génie, et l'artiste qu'elle n'est pas se contente de clairvoyance et comme Meursault de la " tendre indifférence du monde ". Vient Claire, dont le prénom court-circuite d'emblée la valeur capitaliste du film. Claire, c'est ce " on " impersonnel qui se personnalise lorsque l'angoisse lui revient, c'est l'individu exemplaire qui rappelle la majorité de ceux qui verront le film, c'est le consommateur de la société qui jouit de son contexte, de son confort, de son époux, de son enfant. Jetée dans une matérialité à laquelle elle s'efforce de donner une valeur dont elle est le seul auteur, accréditant par là l'injonction sociétale, Claire est à l'image de notre fourmillière dont certains s'échappent parfois, en panique dès lors que sa course naturelle dans la vie est bouleversée, lorsque quelque chose vient lui dire que le rituel de transmission, la préservation de son fils n'a aucun sens. Son fils est mort, il ne transmettra rien, l'identité de Claire est perdue, rien ne la prolongera, le fils n'aura pas d'enfant à qui offrir un patrimoine moral qui donnerait à Claire l'impression qu'elle a un peu survécu. L'injonction de sa volonté de plaisir est bouleversée : elle va mourir et l'avenir est fermé. Plongée dans la finitude, elle n'y trouve pas le confort que découvre Justine qui elle-même apparaît incertaine. Mais dans l'apocalypse finale, Lars Von Trier nous dit, avec son coeur d'enfant, que notre quotidien est à l'échelle de ce cosmos dont nous nions la portée. Nietzsche pensait qu'il valait mieux que le monde s'achève dans un cataclysme plutôt que dans l'apathie, et Lars nous offre un cataclysme nous rappelant ce que nous avons oublié, ce que ceux qui verront le film ou liront des billets tels que celui-ci s'empresseront de nier, bercés par les éphémères calins de leur progéniture dans lesquels ils projettent des espoirs vains. Car en applaudissant les oeuvres de Lars Von Trier, la critique fait à chaque fois la même chose : elle proclame comme recevable le discours de l'artiste, à savoir que l'homme est un amas de matière dont la destruction ou les productions ne font sens que pour lui, elle le proclame avant de retourner dans son quotidien, avant de revenir dans le monde des slogans, du salaire, de l'héritage, dans la naïve croyance que l'artiste crée pour la société alors qu'il ne peint, réalise, sculpte, écrit que pour exprimer le sentiment de l'angoisse engendrée par la fièvre de son réalisme. Et si Melancholia est une planète, c'est aussi un film à la dérive, et en tant que tel, il fonce vers nous, mais la fin n'est pas là, car le risque suprème est de voir notre monde foncer vers lui, et qu'ensuite Melancholia génère une telle attraction cosmologique que le monde se fissure et se termine en s'écrasant en lui. Sublime ambition de Lars Von Trier que d'attendre que nous laissions fissurer nos certitudes, ambition sans doute naïve, car qui osera s'approcher suffisamment près de Melancholia pour être attiré au point de s'y détruire et de renaître dans un état où il aura fusionné avec cette mélancolie qui ne le quittera plus. On peut comprendre qu'au lieu de pleurer et de s'endormir nus au bord de l'eau, les spectateurs préfèreront applaudir, et déclarer en coeur que " c'était un excellent film ". " A la vie ", s'empresse de s'exclamer John, et nul doute que Lars sera déçu comme tous les incompris lorsque les victimes de son monde iront boire du vin en vantant les qualités formelles de son oeuvre.