Shame. Il y a le titre, évidemment, qui affirme la honte, ainsi que l'affiche, qui rappelle la pudeur exigée par l'addiction. Les premières images semblent évoquer un érotisme retenu, et maintenu par le regard d'une caméra inscrète qui se laisse aller à la saisie de la matérialité des corps ; Brandon transpire, pisse, branle, marche, cours ; l'expression d'un corps sain qui ne semble pas s'adonner à l'ivresse ou à la drogue pour maintenir un esprit tout aussi sain, esprit pourtant parasité par des pulsions réuccrentes qui lui imposent des ruptures violentes avec son quotidien. Est-il question de l'histoire d'un homme dépendant du sexe sous toutes ses formes ? Tout le dispositif du film semble converger vers cela. Il semble... Et pourtant, ce serait réduire le film à l'état d'expresion d'une thèse, ce qu'il n'est pas. Certains ont encensé la qualité des scènes, très fonctionnelles dans leur singularité, tout en reprochant au film son manque d'unité, affirmant que l'ensemble ne fonctionnait pas bien. Et en effet, à lire le film avec l'idée que celui-ci raconte l'histoire d'un accroché au sexe, on serait tenté de dire qu'il n'initie aucun réel commencement pour ne déboucher sur rien. Mais à bien y regarder, on y verra autre chose, car si Shame est très pudique, ainsi que l'ont remarqué avec étonnement les critiques, ce n'est pas seulement pour des raisons esthétiques ou morales, et la remarque est même fausse, dès lors que le film montre des scènes extrêmement crues, de sorte que la pudeur ponctuelle ne s'explique pas par le prisme de la retenue. C'est que la finalité du film n'est pas de narrer la vie d'un homme qui ne vit que pour le sexe ; l'obsession charnelle n'est pas sa finalité, pas plus qu'elle n'est celle du film. Tout dans le film serait dysfonctionnel s'il s'agissait de cela, parce que la majorité des scènes montrant la transgression du personnage ou son décalage sont avortées ou n'ont pas d'écho dans l'histoire, comme le moment où le patron de Brandon découvre sur l'ordinateur une infection de fichiers pornographiques ; point de conséquences, point de rumeurs, point de retombées. Bien entendu, le personnage souffre de ce comportement névrotique, tout le film le rappelle, mais dans le même temps, la névrose s'exprime comme miroir d'un mal sociétal plus profond. Car Shame n'est que la mise en scène d'un moment dans la vie de Brandon, quelques jours pour montrer son quotidien et un rapport à sa soeur, un instant d'infléchissement où il s'interroge sur son addiction comme il l'a certainement fait, déjà, par le passé. On écoutera la musique, et on se rendra compte qu'elle n'est pas une annonce d'un quelconque comportement schizophrénique, pas plus qu'elle ne serait la sonorisation d'un rapport à la ville, à l'espace sociétal dans lequel s'inscrit le personnage ; on prêtera l'oreille à l'attention d'un bruit d'horloge ; on entend les aiguilles tourner, un tic tac qu'on oublie en regardant les images du film et qui pourtant rappelle la mécanique de Shame : parler d'un certain rapport au temps. Car dès qu'on saisit que pour Brandon le temps passe, on comprend que la tragédie qu'il traverse n'est nullement le fait de contempler des femmes aux corps dénudés ou de s'adonner aux plaisirs compulsifs de la chair. Le film ne s'arrêta d'ailleurs pas sur ses ambiguités, comme le fait qu'il surprenne sa soeur sous la douche alors qu'il devait bien prévoir qu'il l'y verrait, ou le fait qu'il refuse de la voir couchée auprès de lui, lui signifiant qu'il tient à son intimité alors même qu'il se peut bien qu'il la regarde comme un objet de sa sexualité. L'enjeu est ailleurs ; le temps passe, et la honte qu'éprouve Brandon n'est point celle d'un regard de la société sur son addiction. Il en a honte, bien entendu ; comme chacun peut l'éprouver dès qu'il manifeste un comportement jugé divergent alors même que toute la mécanique consumériste y pousse, et Brandon vide des conserves dans les poubelles de ses magazines porno pour mieux les camoufler comme il s'énerve de voir les autres fouiller dans ses affaires. Mais la vraie honte est celle qu'il éprouve vis-à-vis de lui-même dans le rapport qu'il entretient avec le temps qui passe dans une existence dans laquelle, lui, ne passe pas, reproduisant les mêmes schémas à l'identique. La musique d'Harry Escott le souligne par une " suite " dont l'itération assène l'inéluctabilité de la fuite du temps : à plus de quarante ans, Brandon jouit mais ne construit pas, et ce ne serait pas un problème si la société ne cessait de lui rappeler qu'il lui faut construire. L'entreprise lui signifie que l'enjeu est la productivité dans le cadre d'exigences qui lui sont totalement étrangères bien qu'il ait des compétences pour cela ; sa soeur aspire à devenir une starlette de la chanson ; la collègue de bureau lui signifie que toute relation amoureuse devrait être un véritable engagement ; de partout on l'interpelle par la question du sens, là où Brandon n'en aurait que faire si ne s'exerçait sur lui un contrôle constant par les exigences du corps sociétal qui s'exprime dans toute sa schizophrénie en lui proposant précisément ce qui contredit l'exigence de la construction : l'éphémère de la consommation des corps. Et n'est-ce pas ce qui mettra l'homme hors de lui, lorsque sa soeur se met à coucher avec le patron qui se complaît dans l'adultère ? Les deux affirment croire à l'exigence de l'élaboration de soi par soi, là où ils cèdent à leur faiblesse avec inconscience niant par là-même les principes qu'ils se sont donnés. Brandon ne souffre pas tant de sa névrose que de la dichotomie entre l'exigence de faire durer l'inscription des corps dans l'univers social tout en jouissant de l'instant présent. Comment jouir intensément si tout me renvoie à la nécessité de construire sur le long terme ? Comment construire sur le long terme si tout exige de moi de jouir sur l'instant ? Telle est la contradiction que raconte Shame en montrant que le temps qui passe est à la fois l'impossibilité de construire quelque chose appelé à rester et la nécessité de faire quelque chose d'une vie qui semble perdre son sens dès lors qu'elle est répétition. Et cette contradiction bloque toute entreprise, toute initiation, au point que le tombeur perd ses moyens au contact de celle qui lui proposerait quelque chose de durable et de stabilisé ; car dès que la possibilité de construire un couple se profile, le héros ne peut plus jouir puisqu'il y a production ; vivre en couple, c'est travailler à instaurer une relation, et dès lors, la fugacité de la jouissance, dans ce qu'elle a de désirable, disparaît des possibilités. Brandon sait bien qu'il s'oublie lui-même dans la jouissance quotidienne qu'il se propose, et en même temps, que peut-il attendre de lui-même dans l'espace ambiant ? Sans possibilité d'agir, il ne lui reste que l'addiction, car il peut s'y oublier et s'y complaire. Mais voilà que Brandon pleure dans un moment d'extase dont la beauté plastique chasse toute sensation de gène ; il souffre de la colère et de sa frustration, et part retrouver sa soeur, rappelé par une exigence sociale, encore une fois... A-t-il retrouvé la voie de la sagesse ? La voie de la raison ? Cela supposerait qu'il y ait une nécessité à l'oeuvre dans le monde Steve Mc Queen. Mais il n'y en a pas, ici. Le supérieur de Bradon, par l'adultère, apparaît bien plus honteux que l'employé pornographe, non parce qu'il tromperait sa femme mais parce qu'il n'assume pas ce que supporte Brandon, fustigeant les pratiques sexuelles de son subalterne qui nous apparaissent pourtant bien naturelles à côté du comportement psychotique du patron. Brandon regarde l'épouse dans le métro, maintenant divorcée, prête à s'offrir à lui ; nullement guéri, nul avenir ne s'ouvre, le film ne propose rien de moins qu'un retour à son commencement, un dépassement pour la jeune proie qui croit pouvoir s'adonner moralement à un plaisir avec un homme pour qui la moralité n'est qu'un plafond sournois et pesant, et qui n'est acceptable que lorsqu'elle correspond au plaisir qu'il a à aimer sa soeur et tout ce qui compose sa vie, dont le cours éphémère ne se supporte que par l'intensité des émotions de la chair.