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[feuilleton] « Au fil du Narré »#2, trois questions de Nicolas Pesquès à Patrick Beurard-Valdoye

Par Florence Trocmé

Publication à partir du 1er avril 2015 d’un nouveau feuilleton, dans le cadre du travail entrepris simultanément par Poezibao et par remue.net, autour du « Cycle des Exils » de Patrick Beurard-Valdoye (dont le premier volume, Allemandes, est paru il y a trente ans).  
Patrick Beurard-Valdoye a donné le 6 mars dernier un récital à la Maison de la Poésie de Paris, suivi d’un débat passionnant mais peut-être un peu bref, d’où un sentiment d’inachevé. C’est sur ce sentiment d’inachevé que cette proposition a été bâtie : offrir à ceux qui étaient présents la possibilité de poser une (ou deux) questions à Patrick Beurard-Valdoye. 
Chaque mercredi, une question et la réponse de l’auteur. 
 
Deuxième parution ce mercredi avec des questions de Nicolas Pesquès.  
  
Nicolas Pesquès a posé plusieurs questions à Patrick Beurard-Valdoye et celui-ci a choisi de faire une réponse en un seul tenant.  
 
 
Nicolas Pesquès : 1: Entre narration et narrativité, le "narré" continue de "raconter des histoires". À quoi tient le fait qu'il quitte le champ littéraire et entre en poésie ?  
2: Des espaces langagiers vont à la rencontre d'espaces plastiques ou musicaux (Schwitters, Volpe  etc.). 
Avez-vous aussi choisi le "narré" comme une réponse pour articuler ces espaces ?  
3: Dans la pratique du néologisme, pouvez-vous, devez-vous fixer des limites pour que le sens cesse de s’enfouir et que votre langue ne devienne pas un langage personnel?  
 
 
Patrick Beurard-Valdoye : Chaque poète adopte ou élabore le modèle qui correspond sans doute le mieux à son expérience et sa pratique.  
J’écris tantôt des vers libres tantôt des vers métrés ; j’écris des versets, des proses – cadencées ou métrées – des "théories de noms" (plutôt que des listes), j’écris encore des "ready read" qui sont documents bruts investis du statut de texte poétique. J’assemble des résidus documentaires en « récitcollages ». Le tout dans un même ouvrage. 
C’est pourquoi l’habituel et historique distinguo entre champ littéraire et poésie, en ce qui concerne ma pratique, ne me convient plus guère. J’ai envisagé les « arts poétiques ». Qu’il faudrait entendre au sens d’une poésie élargie. Où le critère de distinction (et trop souvent de séparation : combien de fois ai-je entendu au siècle dernier que : « Tarkos ce n’est pas de la poésie ») n’est plus le degré plus ou moins narratif, mais l'investissement formel (artistique) de l’expérience créative.  
En feraient partie autant Eugen Gomringer, qu’à l’autre extrémité de l’échiquier du "bon libraire", Claude Ollier ou Hélène Bessette, surtout lorsqu’ils ont préféré ne plus faire figurer en couverture le mot roman, devenu, comme dit Claude Simon dans un entretien en 1989 « sujet à discussion ». Le geste d’Aragon d'afficher « poème » en couverture du Fou d’Elsa - où il y a de nombreuses formes poétiques incluant aussi proses, parfois documentaires - me semble génialement programmatique. 
Je vis l’expérience d’une simultanéité du poème en prose et du poème en vers, allégoriquement d'un même bassin fluvial, avec cours d'eau, rivière souterraine, renversements, imbrications, le sous-sol devenant accessible. Et nous, guidés par des taupes. Il y a des pertes dans la rivière : et soudain l’eau s'engouffre dans un pertuis, résurge en aval. Il semble que l'eau ait une histoire, colorée et odorante. 
Cette poésie élargie - formule deux en un - semble aller mieux de soi dans d’autres langues. Max Brod introduit Franz Kafka en Dichter (poète). 
Cela dit, vous le savez bien cher Nicolas, « raconter des histoires » est une caractéristique de l’élégie ou de la prosopopée. Et surtout de l’épopée. Dans Jonas ou Oncle Jean, Dadelsen raconte des histoires. Comme Pierre Drogi souhaite de son côté que nous revenions sur l’épopée, je développerai donc ultérieurement. 
Qu’est-ce que la poésie, ou plutôt que sont les arts poétiques ? Une île entre continent langage et continent mémoire. Le monde est là, tenu à distance, je n’y suis plus connecté par le langage. Le service de bacs entre ilots étant interrompu, cela encourage l'autonomie d'une nouvelle réalité langagière. Peut-être la mémoire serait-elle en archipel ?  
Ce qui est en jeu est moins un rapport aux récits, qu’aux savoirs. Aux savoirs d'avant notre insu. Plus précisément, ce qui est en cause d’un point de vue narratif, c’est la possible bifurcation hors de la pensée analytique, l’émancipation du « réalisme » toujours hégémonique, et l'évasion de l’étau du récit historique, quand la pelote des temps se dévide. Les modes formels ouvrent aux sens, au choc émotif ; ils permettent d’accéder aux zones mystérieuses de la mémoire, au désir paradoxal. Ils introduisent la polyphonie dans la mélodie du sens. 
Le narré interroge autant les récits, qu'il enregistre un acte dans le vers, dans la phrase ou la strophe.  
Que penser de cette proposition de Boris Pasternak qui nous bouscule : « La poésie est la prose… la prose même, la voix de la prose, la prose en action et non en récit. » Voilà ce déplacement du récit vers l’acte. Et vers la voix. Peut-on convenir, comme Henri Deluy le suggérait, à qui je soumettais  cette proposition stupéfiante, qu'elle est davantage recevable en russe qu’en français ? Possible. Mais je mettrais bien en parallèle la conception de Boris Pasternak avec celle de John Dewey, selon laquelle l’expérience artistique résulte d’un acte. Ce qui est au cœur du Black Mountain College, aussi bien sur le flanc de l’Action painting, que du premier happening, autour de Cage, Cunningham, Rauschenberg, Richards et Olson. Celui-là refonde l’épopée, parle d’enactment, et donne corps à "sa" post-histoire par les Poèmes à Maximus. Il alterne vers et prose, et le lecteur suit des yeux une série d'actes dans le texte. Nous sommes entrés dans le dispositif. 
Mon narré se situerait dans cette lignée. Autant pour agencer des bribes d’histoires, en activant les co-incidences, que pour creuser un sillon dans l’histoire impossible à raconter, celle qui laisse coi, bouche bée, ou a contrario suscitant toutes sortes de délires. C’est Walter Benjamin qui signalait déjà dans Le narrateur, que les revenants du front de la grande-guerre restaient muets. Quand Raconter est impossible ; Histoire, impossible ; Causalité, impossible ; Temps, impossible.  
À moins que les temps des dires et temps de l'écoute co-incident.  
Que la parole soit ensuite traduite vers le poème. Et que soit donc prise en compte l'oralité du texte. 
Oui je sais : rien que ça ?  
Depuis Mossa, je me suis souvent trouvé à l'écoute d'une parole ultime, d'un témoignage jamais exprimé ; d'une expérience intime restée secrète, confiée à l'émissaire de passage. Le narré en est devenu un instrument à graver l'empreinte de ces signes de l'eau évaporés. Je n'y parviens que peu. Vous savez, l'épitaphe de Keats : Here lies one whose name was written in water.  
Le narré - substantif - apparaît dans La fugue inachevée. Le fil conducteur est le Neckar autour de Stuttgart. Je me focalise sur la maladie d’Hölderlin, sur les folles retrouvailles de Verlaine et Rimbaud (qui loge, avant de se taire en poésie, chez un pasteur docteur en lettres qui connut Hölderlin !) ; sur l’avant-dernière lecture en public de Paul Celan, désastreuse, un mois avant son suicide ; sur les conditions d'isolement extrême de Gudrun Esslin (Rote Armee Fraktion) ; sur les prisonniers de guerre français enfin, qui vivent à leur tour une expérience limite de langage. L’expression malade-du-narré caractérise l'ensemble de ces êtres en souffrance. Peu à peu le narré est devenu un type de récit tentant d’endosser l’inénarrable de l’enfermement et de la fuite, surtout dans Le narré des îles Schwitters. 
Instrument à transformer le temps en espace, il s’en prendrait à l’ineffable, il tenterait l’effable. Il rendrait compte aussi - aux antipodes du traumatisme - de l’éblouissement, de cette énergie de l’énigme atteinte – comme la plongée dans le silence des peintures pariétales de la grotte Chauvet. Sur quoi vous avez d’ailleurs écrit. Je vous ai bien entendu récemment dire en public – j’espère ne pas déformer vos propos - que la poésie envisage l’impossible, qu’elle accepte en tant que tel, sans viser à le transformer. C’est votre Face Nord de Juliau.  
Mon poème performé à la Maison de la poésie relevait d'une maladie-du-narré : paroles volantes instables (plutôt heureuses) ; lucide folie d’un reclus sur un bateau. Les partis pris évoluent avec le temps, s’adoucissent parfois. Et le narré ferait feu de tout bois. C’est aussi une question de focale et de grossissement des réalités. D'accommodation. Approcher de si près si longtemps Kurt Schwitters ou Stefan Wolpe m’a permis de déjouer le confort de la réalité historique, et d’écrire tout autrement, non plus sur Schwitters, sur Wolpe, mais avec eux, voire qui sait, à fleur de leur peau. Vous disiez récemment : écrire non pas sur Juliau, mais : « écrire Juliau ». 
Pendant longtemps mon écriture sur l'art était séparée de mes poèmes. Il y avait même deux noms d'auteur. Mais la critique d'art a été absorbée par le narré. 
 
Pour ce qui est des néologismes oui, les limites sont relativement strictes. J’aimerais que ces mots inventés ou régénérés aient une allure « plausible ». C’est-à-dire que leur caractère « insolite » ou exotique ait aussi une valeur informative. Mais encore, qu’ils puissent passer pour « du français ». Qu'ils aient l'air - je risque le mot - naturels. Les arts poétiques supposant l'arrachement à la langue maternelle, l'hapax atteindrait d'autant plus son but qu'il semblerait survenir paradoxalement de la langue maternelle. Il faudrait aussi que leur accumulation ne refoule pas leur « étrangeté » (qui n’en est pas vraiment une). Plaisir ou irritation ? Il y avait eu un petit débat avec mon verbe « auschwitzer » dans Gadjo-Migrandt que certains lecteurs trouvaient juste, mais d’autres, plutôt terrible.  
C’est une vaste question que celle de la limite au-delà de laquelle le lecteur ne suivra plus nos partis pris. Nos actes. Certains collègues diraient - ont parfois dit - qu’ils ne se préoccupent pas de la réception. Je n’en crois pas un mot. Cela ne signifie pas qu’il faille s’interdire quoi que ce soit mais, simplement, que nos décisions esthétiques ou stylistiques doivent être prises en conscience. Vous parliez d’un langage personnel. Oskar Pastior peut dire à un directeur de Goethe-Institut qu’il n’écrit pas en allemand mais en pastior (ici sans majuscule !). Dans son introduction toute récente, Jean Portante énonce qu'Ulrike Draesner "n'écrit pas en allemand, elle écrit en "draesner"" (Reste d'hirondelle, trad. J. Portante). Ce propos, usuel à Berlin - après Humboldt et Goethe - est en français délicat. Une certaine rigidité, une posture quelque peu centraliste sur ce qui doit être « français » ou ne l’est pas, provoque éventuellement un rejet en « la matière ». Créez des mots, on qualifiera votre écriture de … précieuse (mais on laissera l’ingénieur informaticien ou le rédacteur publicitaire faire à sa guise en ce domaine, comme on laissera le géomètre décider parmi cinq toponymes celui conservé sur le cadastre, c'est-à-dire souvent celui du dictionnaire).  
Certains peuvent toujours aujourd’hui s’étonner de néologismes, pour sitôt évoquer une plus grande souplesse de l’anglais. Plus grave : des traducteurs peuvent mettre en « bon français » des textes sources où il y avait créations verbales. Là encore, cette souplesse, ou plutôt cette plasticité de la langue, est à notre disposition, aussi bien au plan lexical qu’au plan syntaxique. La plasticité d'une langue suppose qu'on ose la polir, qu'on la rabote, qu'on la réoxygène. Qu'on en fasse voir les reliefs oubliés. Que chaque nom soit appréhendé comme un nom propre. Ajoutons qu'il va de soi que l'adaptation de l'anglais en "le français" est le plus pauvre de ces modes opératoires, où plasticité se résume à technicité. 
Il y aurait cependant une limite au-delà de laquelle non seulement le sens, mais le climat et l’énergie du poème s’embrouillent, et embourbent le lecteur. Et même l’auteur... 
 
 
Livret de ressources Internet sur Patrick Beurard-Valdoye


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