C'est l'affaire du moment, voire l'affaire du quinquennat selon certains journalistes persuadés de chroniquer des évènements historiques chaque matin : Leonarda Dibrani, 15 ans, collégienne rom scolarisée en 3e dans le Doubs, a été interpelée par la police le mercredi 9 octobre dans le cadre d'une sortie scolaire.
En quelques jours, l'évènement est rapidement devenu une "affaire" mobilisant la plupart des services d'information prompts à recueillir le moindre avis et la toute dernière remarque d'un dirigeant politique, mais aussi d'un associatif ou d'un témoin de l'interpelation. Dans ce contexte de boulimie déclarative, il est arrivé que certains laissent échapper une faille dans les éléments de langage de leur plan de communication ou bien décident consciemment de jouer la provocation en utilisant le terme de "rafle" appliqué à l'arrestation de Leonarda Dibrani. C'est le cas notamment du député socialiste du Nord Bernard Roman, mais aussi dela sénatrice écologiste Esther Benbassa, ou encore du coprésident du Parti de Gauche Jean-Luc Mélenchon.
Un débat médiatique sur l'histoire sans historien
Il n'en fallait pas davantage pour relancer la machine médiatique pendant au moins 48h, avec cette particularité cependant d'être en mesure d'ergoter pendant des heures sans jamais mobiliser l'avis d'un historien sur le sujet, alors même qu'un journaliste faisait récemment remarquer qu'il fallait "appeler les historiens à se montrer plus offensifs" pour ne pas délaisser le front du débat aux bonimenteurs.
L'éditorialiste politique Alba Ventura ne s'est pas encombrée de tels scrupules, préférant donner des leçons de morale aux responsables politiques qui utilisent un terme renvoyant "à une autre époque" et ne faisant "qu'attiser la violence" :
Alba Ventura : "En employant des mots comme rafle, les politiques attisent la violence"
Si de nombreux historiens refusent de se rendre sur les plateaux de télévision et dans les studios de radio pour commenter l'actualité, ce n'est certainement pas parce qu'ils seraient perchés et reclus dans une tour d'ivoire arrogante des savoirs et de la connaissance, mais parce que leur discipline ne se prête guère à l'exercice journalistique où l'angle d'approche doit être immédiatement identifié et laisser peu de place à la nuance (ce qui constitue au passage un exercice complexe et respectable à porter aux crédit de nos amis journalistes).
Néanmoins, cela ne signifie pas pour autant que les historiens ne se prononcent pas sur l'actualité et n'ont pas d'avis sur le monde qui les entoure. Jean Birnbaum convoquait Duby pour justifier l'intervention des historiens sur la place publique en citant ces mots : "Je ne perds aucune occasion de m'adresser à d'autres qu'à mes élèves et à mes collègues". Je préfère pour ma part citer cette anecdote de Marc Bloch dans Apologie pour l'histoire :
L'incompréhension du présent naît fatalement de l'ignorance du passé. Mais il n'est peut-être pas moins vain de s'épuiser à comprendre le passé, si l'on ne sait rien du présent.
J'ai déjà ailleurs rappelé l'anecdote : j'accompagnais, à Stokholm, Henri Pirenne ; à peine arrivés, il me dit : "Qu'allons-nous voir d'abord ? Il paraît qu'il y a un Hôtel de Ville tout neuf. Commençons par lui". Puis, comme s'il voulait rpévenir un étonnement, il ajouta : "Si j'étais antiquaire, je n'aurais d'yeux que pour les vieilles choses. Mais je suis historien. C'est pourquoi j'aime la vie".
Cette faculté d'appréhension du vivant, voilà bien, en effet, la qualité maîtresse de l'historien.
Apologie pour l'histoire ou métier d'historien
Rafle ou pas rafle ?
Suivant l'exemple de leurs prédecesseurs, les historiens contemporains se sont pas restés insensibles à l'affaire Leonarda. Leurs propos recueillis sur des blogs, des listes d'information professionnelles ou dans les médias écrits témoignent de deux positions majoritaires qui se cristallisées autour d'un article d'Eric Conan dans Marianne.
Selon ce journaliste ayant coécrit avec Henri Rousso un ouvrage essentiel sur la construction mémorielle de la Seconde Guerre mondiale en France (Vichy, un passé qui ne pas pas), il y aurait lieu de se préoccuper de "ce qui sort de certains cerveaux de gauche après deux décennies de « devoir de mémoire»". En l'occurence, il considère que "ces comparaisons avec Vichy et le nazisme ne sont pas seulement obscènes et sacrilèges, elles sont dangereuses et coupables" car elles joueraient en toute désinvolture avec "des mots du passé sacrés, chargés de honte ou de gloire, de drames ou de sacrifices, qui ne nous appartiennent pas".
Au-delà de la position tranchée de l'auteur, l'un des intérêts de ce texte réside dans le rappel d'autres affaires qui ont déjà suscité de tels rapprochements avec l'histoire de Vichy : l'association Act Up par exemple qui dénonce dans les années 1990 l'indifférence des Français et de leur gouvernement face à l'épidémie de Sida, ou encore les manifestations contre les lois Pasqua-Debré sur l'immigration qui mettent en scène de faux déportés et des affiches assimilant le ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré à Pétain.
Eric Conan pousse cependant la réflexion à l'extrême en considérant que ceux qui utilisent le terme de "rafle" pour décrire l'arrestation puis l'expulsion de Leonarda entretiennent inconsciennement une forme de négationnisme "peut-être plus efficace que le négationnisme pervers des antisémites". Selon lui, la comparaison abusive entre la France d'aujourd'hui et celle de Vichy participerait à une banalisation des drames de l'Histoire qu'aucune sommité intellectuelle ne serait plus désormais en mesure de dénoncer. Il est vrai que la dernière fois qu'on a vu l'une des figures qu'il invoque à la télévision, à savoir Serge Klarsfeld, c'était pour soutenir le député Christian Vanneste qui venait de nier sans aucune source historique l'existence d'une déportation pour motif d'homosexualité à partir de la France...
Face à cette argumentation, d'autres historiens tels que Charles Heimberg ont pris la plume pour rappeler qu'Eric Conan pouvait lui-même être considéré comme "pris au piège du « devoir de mémoire »".
La mise au point est simple : "S'il n'y a pas lieu d'assimiler l'affaire de Leonarda à une rafle, il n'en reste pas moins qu'une réflexion comparatiste, distinguant points communs et différences, garde tout son sens dans la perspective d’une intelligibilité du passé qui puisse éclairer le présent et ses enjeux".
On retrouve dans ces mots la tonalité de Marc Bloch et d'Henri Pirenne sur l'usage du passé comme piste de lecture du présent, tout en ajoutant la dimension nouvelle du travail de mémoire qui, malgré toutes ses limites scientifiques, relèverait d'une démarche utile pour prévenir l'éventuel retour de pratiques violentes qu'on pourrait croire strictement cantonnées aux livres d'histoire.
Un point Godwin à la française
A mon sens, ce débat engagé chez les historiens et poursuivi sur de nombreux forums relève d'une adaptation française de la théorie du Point Godwin.
Si le principe initial de cette loi repose sur la probabilité exponentielle de trouver une comparaison impliquant Hitler et les nazis au cours d'une discussion, nous avons déjà pu remarquer sur ce site que le schéma universel se décline généralement en une multitude d'adaptations nationales.
Dans le cadre de ce débat, la dérive a été particulièrement rapide en raison des origines ethniques de la jeune fille et de l'intervention des forces de police française qui, selon les propos même de l'enquête administrative, ont manqué de "discernement".
Or, n'est-ce pas ce que l'on a longtemps reproché aux policiers français sous le régime de Vichy ? N'est-ce pas non plus le sens de l’interpellation du député Bernard Roman qui ne se contente pas de dénoncer une rafle, mais en profite pour revendiquer un "devoir d'insurrection" que d'autres préfèrent qualifier d'indignation.
En somme, il me semble abusif de considérer ces échanges comme relevant d'une accusation sérieuse de dérive totalitaire à l'encontre du pouvoir en place. La plupart des interlocuteurs sont bien conscients de se situer sur le terrain de la posture politicienne qu'ils entretiennent volontairement.
En revanche, cette polémique n'en demeure pas moins significative d'une forme d'usage politique du passé et du régime mémoriel de notre société. En ce sens, elle constitue une nouvelle contribution intéressante à l'écriture de l'histoire des mémoires de la Seconde Guerre mondiale.