Le "devoir de mémoire" à l'Assemblée nationale : une injonction économique et sociale

Par Mbertrand @MIKL_Bertrand

L'injonction du "devoir de mémoire" est devenue à la mode depuis les années 1990. Si la plupart des historiens ont pris leur distance avec cette expression, ils n'en ont pas moins interrogé l'émergence et l'omniprésence de cette catégorie dans les usages publics de l'histoire. Cette utilisation est notamment récurrente à l'Assemblée nationale où les députés invoquent régulièrement la mémoire lors des débats, des questions au gouvernement ou bien même dans les projets de lois.

Indemniser les pupilles de la Nation par "devoir de mémoire"

Depuis le début de l'année 2013, plusieurs députés de l'UMP ont interrogé le ministère des Anciens combattants sur la possibilité d'un élargissement de la catégorie des "pupilles de la Nation". Le Gouvernement de la France a en effet successivement reconnu le droit à indemnisation des orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites et racistes pendant la Seconde Guerre mondiale (décret n° 2000-657 du 13 juillet 2000) et des orphelins dont les parents ont été victimes de la barbarie nazie (décret n° 2004-751 du 27 juillet 2004) sans jamais répondre aux revendications similaires des orphelins dont les parents sont morts pour faits de guerre et reconnus par la mention « Mort pour la France ».

Parmi les députés qui relaient cette demande, trois invoquent explicitement le "devoir de mémoire :

  1. Georges Fenech (UMP - Rhône) qui considère que la catégorie doit être élargie pour "perpétuer le devoir de mémoire".
  2. Dominique Nachury (UMP - Rhône) qui pense que cette décision permettra "d'assurer le devoir de mémoire".
  3. Marcel Bonnot (UMP - Doubs) qui défend la même mesure dans une formule plus solennelle : "Notre Nation n'a pas seulement un devoir de mémoire, elle a également un devoir de reconnaissance et de réparation"

Sans se prononcer sur la légitimité d'une telle revendication, il est intéressant de constater que les députés considèrent le versement d'une indemnité comme une manifestation du "devoir de mémoire", comme si la reconnaissance de ces orphelins par l’État devait obligatoirement se concrétiser par un geste financier.

La réponse du gouvernement permet d'apporter des éléments expliquant cette différence de traitement, mais elle commence aussi par ces mots :

Très attaché au devoir de mémoire et comprenant la détresse et la souffrance de celles et ceux que la guerre a privé de leurs parents, le ministre délégué auprès du ministre de la défense, chargé des anciens combattants accorde une attention toute particulière à la situation des orphelins de guerre.

Site de l'Assemblée nationale

Cette fois-ci, l'usage de l'expression intervient comme une forme de justification, comme si le gouvernement craignait qu'on lui reproche de ne pas respecter une règle morale tacite.

Des maisons de retrait pour consacrer le "devoir de mémoire"

Plus récemment, c'est le député Thierry Solère (UMP - Hauts-de-Seine) qui a invoqué à nouveau le devoir de mémoire à propos des des établissements publics ou privés de retraite distingués sous le label « Bleuet de France ». Il existe en effet en France un réseau de 76 établissements adhérant à la charte du Bleuet de France et accueillant des anciens combattants et victimes de guerre. Dans sa question au gouvernement, le député indique que ce label a été créé "afin de consacrer le devoir de mémoire".

Encore une fois, l'expression est utilisée sous la forme d'une injonction envers l’État dans le cadre d'un débat relevant de droits sociaux envers les anciens combattants et victimes de guerre.

Concrètement, il apparaît évident que le "devoir de mémoire" est invoqué par les députés français pour relayer des revendications strictement économiques et sociales de la part d'associations d'anciens combattants et victimes de guerre. Cette liaison ne se vérifie pas cependant dans le discours officiel de la plupart des associations qui préfèrent généralement ne pas mélanger les deux domaines, distinguant clairement leurs actions "de solidarité" d'une part, et "de mémoire" d'autre part, comme nous pouvons le vérifier sur le site du Bleuet de France mais aussi dans les statuts de l'association nationale des pupilles de la nation, orphelins de guerre ou du devoir

A défaut d'une définition précise de cette expression, le "devoir de mémoire" fait donc bien l'objet d'usages différenciés en fonction de son auteur et de son contexte d'énonciation, y compris lorsqu'il est censé être invoqué dans un même objectif final.