Alors qu'un nouveau massacre de chrétiens au sud de Jos laisse craindre un embrasement généralisé de l'Etat du Plateau, les réseaux salafistes déterritorialisés appellent les musulmans nigérians à tourner le dos au soufisme pour s'inspirer du modèle des " talibans " du Boko Haram et lancer le djihad contre les Chrétiens.
Dans la nuit de mardi à mercredi 17 mars, un groupe d'assaillants fulanis a attaqué le village de Riyom, au sud de Jos, où vivent majoritairement des Berom chrétiens. Une douzaine de villageois ont été massacrés et mutilés à la machette, notamment des femmes et des enfants. Ce massacre intervient dix jours seulement après le massacre du " bloody Sunday " à Dogo Nahawa. Mardi, l'armée avait déjà intercepté dans les environs du village un camion de légumes dans lequel étaient dissimulés une quarantaine de jeunes hommes musulmans armés de machettes et de couteaux. Pour ajouter à la confusion, pendant le massacre qui est intervenu en pleine nuit, les attaquants portaient des uniformes de l'armée. À Jos, on accuse l'armée de complicité avec les musulmans. Côté musulman, on soupçonne inversement la police locale de soutenir les Chrétiens.
Les salafistes et les moudjahiddin d'Al Qaeda ont très vite compris l'intérêt de mobiliser les masses musulmanes sur la question nigériane, et d'intégrer le pays sur la ligne de front du djihad contre " les Juifs et les croisés ". Le 13 mars, le forum salafiste d'Ansar al-Mujahideen a publié une vidéo de 10 minutes appelant à faire du Nigeria le nouveau champ de bataille emblématique de la guerre de civilisation. Avec un réductionnisme identitaire et une inversion sémantique éprouvés, Ansar al-Mujahideen appelle en effet les musulmans du pays à décréter préventivement la guerre sainte pour résister à la Croisade conduite par les Chrétiens. La vidéo fait écho à un précédent message diffusé cette fois par l'émir d'Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQIM), Abdelmalek Droukdel alias Abou Moussab Abdelwadoud (photo ci-dessous), qui avait appelé, en février dernier, après le massacre sanglant de centaines de musulmans par des Chrétiens à Jos, les Nigérians à " pousser [leurs] fils dans la direction du djihad pour devenir l'avant-garde combattante de la défense du sang et de l'honneur musulmans ". Ce n'est pas la première fois qu'AQIM, qui recrute l'essentiel de ses troupes dans le Sahel, manifeste son intérêt pour le pays. Les Haoussas du Nord Nigeria sont régulièrement la cible de campagnes de recrutement des moudjahidin salafistes, que l'organisation se propose d'entraîner dans ses maquis kabyles ou ses camps sahéliens. Exaltant le martyre des frères somaliens d'Al Shebaab al-Mujahideen et du Hizb ul Islam, Abdelmalek Droukdel ajoute : " la seule façon de mettre un terme à ces massacres sans fin et de rétablir vos droits est de vous préparer à la guerre sainte, et le meilleur exemple vous est donné par vos frères en Somalie qui affrontent les croisés éthiopiens ".
Comme si cela ne suffisait pas, le dirigeant libyen, Mouammar Kadhafi, jette de l'huile sur le feu en se faisant le chantre des velléités salafistes de purification ethnique et religieuse. L'agence de presse officielle libyenne, Jana, a rapporté mardi les déclarations de Kadhafi, qui propose la partition ethnique et religieuse du Nigeria en deux Etats, sur le modèle de la partition entre l'Inde et le Pakistan en 1947, pour mettre fin aux violences communautaires qui déchirent le pays. " La situation douloureuse que vit le Nigeria actuellement ressemble beaucoup à la situation du sous-continent indien avant 1947, lors des massacres entre hindous et musulmans auxquels a mis fin Mohamed Ali Jinnah, qui a fondé un Etat pour les musulmans qu'il a appelé le Pakistan ", a déclaré le chef d'Etat libyen, lors d'une rencontre avec des étudiants africains. " La seule chose qui pourrait faire cesser les violences au Nigeria est l'apparition d'un autre Mohamed Ali Jinnah, qui établisse un Etat pour les musulmans et un autre pour les chrétiens ; l'ex-président du Nigeria Olusegun Obasanjo pourrait jouer le rôle de Mohamed Ali Jinnah côté chrétien ", a-t-il ajouté.
L'entreprise de pénétration islamiste et salafiste au Nigeria s'effectue donc par des canaux multiformes, qui mobilisent des acteurs divers. Les acteurs du djihad terroriste (AQIM) et des réseaux salafistes transnationaux (Ansar al-Mujahideen) tentent de s'appuyer sur des relais nationaux (à l'instar du Boko Haram) pour faciliter une réislamisation des populations locales. Les moudjahiddin nigérians, formés dans les camps d'Al Qaeda, entendent devenir, une fois rentrés au pays, les vecteurs capables de transformer un enjeu de puissance local, identitaire, en une cause mondialisée, religieuse. Mais pendant que les salafistes fourbissent leurs armes afin d'entraîner le pays dans leur chaos apocalyptique, les Nigérians continuent d'aspirer, malgré tout, malgré les difficultés, les rancœurs et les peurs, à vivre côte à côte. À Jos, le quartier de Rantya défend une mixité religieuse menacée. Dans certaines parties de la ville, la paix entre chrétiens et musulmans fait en effet de la résistance face aux extrémistes des deux bords. Dans le quartier de Rantya se dresse une mosquée avec quatre minarets. À un jet de pierre, l'église Sainte Monique. Signes extérieurs d'un quartier " mixte " dans une ville où se mêlaient les religions avant de se laisser entraîner dans la violence.
Cette mixité est en danger. Dans la partie du quartier couverte de logements modestes, les " indigènes " (chrétiens, pour la plupart), selon la classification particulière du Nigeria, sont peu à peu devenus majoritaires, alors que les populations haoussa et fulani (musulmans) migraient vers d'autres quartiers habités par leurs coreligionnaires. Dans la zone des villas plus cossues, en revanche, chrétiens et musulmans travaillent côte à côte. Un comité de voisins des deux religions s'organise avec la police pour patrouiller en cas de troubles, calmer les esprits et éviter que des incidents ne dégénèrent en tueries. Au fil des années, nul n'a été tué pour des raisons ethniques ou religieuses à Rantya. Lors des violences à Jos en janvier, l'église était protégée par... un groupe de musulmans ! Des Chrétiens, pendant ce temps, montaient la garde devant la mosquée. Aucun lieu de culte ne fut incendié, contrairement aux autres quartiers mélangés, en voie de disparition.
" Cela fonctionne parce que c'est un quartier de la classe moyenne. Ici, les gens ont quelque chose à perdre ", tempère Thomas de Douhet, le directeur de l'école de Rantya devant laquelle un autre piquet de soldats monte la garde. L'école, elle aussi, est " mixte ". Musulmans et chrétiens y jouent au football, apprennent le chinois et préparent leurs examens ensemble. À l'internat, il n'y a qu'une séparation : celle des filles et des garçons. Dans Jos, il reste donc des hommes de bonne volonté. L'archevêque catholique et l'émir musulman sont de ceux-là. Éreintés, ils ont passé des journées à tenter de ramener les esprits à la raison, en proie aux attaques des éléments les plus extrémistes de leur confession, et s'entêtant à rappeler que la coexistence est possible. En se rendant sur les lieux du massacre de Dogo Nahawa, l'archevêque Ignatius Kaigama ne cache pas son découragement : " Tant d'efforts pour tisser des liens entre les communautés. À présent, tout semble détruit. Je ne sais pas vers quoi nous nous dirigeons ". Le prélat est inquiet, il voit sa ville s'enfoncer dans la violence. " Dès qu'il est question de guerres de religion, des réseaux se mobilisent. Des groupes musulmans envoient de l'argent pour soutenir les musulmans. Des Chrétiens envoient aussi de l'argent en pensant que les leurs sont persécutés. Ce sont de grosses sommes. À Jos, le combat est en partie mené depuis l'extérieur. La propagande explose. Les textes prônant la haine, j'en ai une armoire pleine ! ".
Lorsque les mots deviennent trop explosifs, Joseph Chuwang, lui, tente de s'apaiser en écrivant des notes dans des cahiers, dans le calme de sa maisonnette de Rantya. M. Chuwang est Berom ; les siens ont été massacrés pendant le " dimanche sanglant ". Mais il n'appelle pas à la haine. Il est même l'exemple de ce que furent ces villages où tous se mélangeaient sans distinction de culte. C'était il y a vingt ans, une éternité. " Je parle fulani, cela vous en dit long sur la façon dont nous avons tous grandi côte à côte. Nous étions frères... soupire-t-il. Maintenant, c'est terminé. Si quelqu'un devait se convertir à l'islam dans cette maison, je le chasserais ". Assises dans le salon, des femmes de la famille ponctuent chaque phrase d'amen sonores. Joseph Chuwang ne veut pas voir le sang couler. Il n'est pas allé rejoindre les milices chrétiennes qui se préparent aux violences à venir, mais il n'est pas question de pardon. " Je m'en remets à notre Dieu, qui est un Dieu de vengeance ", conclut-il, le visage dur.
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