C'est tout clair que le corps de Christiane la lâche mais comme sa présence est intense, vibrante, généreuse !
Par chance ce mardi elle était en pleine forme. Je l'ai vue seule d'abord.
En entrant dans sa chambre elle a tout de suite sorti une liasse de papier de son armoire : j'écris, mon livre est bientôt prêt. Ses yeux pétillaient.
Plus tard dans la conversation elle m'expliquera que le 28 février est la date donnée pour fatidique par le jeune médecin qui le 28 août en brandissant ses radios lui a dit « Madame, vous n'avez plus que 6 mois à vivre ». L'envoi de son manuscrit à la date où elle devrait être morte avait dans ses yeux une étincelle de bon tour. Elle se joue du sort, elle entre dans la vie et dans la mort en même temps. Son livre en est témoin, et nous le serons tous d'ici peu en lisant ses textes.
Elle a brandi comme un trophée son « accident de travail », son coude décharné et écorché d'avoir trop frotté sur le drap pour écrire. Qu'importe elle continue.
Elle m'a dit l'implacable, insoutenable douleur de ces derniers jours et le miracle de la transfiguration, la vibration de toutes ses cellules qui en a été le fruit.
Dans un geste puissant de ses bras décharnés elle s'est tapé le front en disant : Et dire que j'ai osé parlé de la souffrance !
Je lui ai répété ce que je t'ai écrit : qu'elle effectue pour nous tous l'aventure de la résurrection. Elle a très bien compris l'ampleur de ce constat : passer de l'autre côté porteuse d'un flambeau et revenir avec des mots à nous offrir. Elle a acquiescé des yeux puis elle a eu son regard espiègle : mais ne me mettez pas sur un piédestal. J'ai aussi mes colères.
Elle a expressément demandé que Léonard nous rejoigne, alors que discret il marchait au bord de l'eau pour me laisser avec Christiane. Nous sommes remontés ensemble dans sa chambre et y sommes restés pour une immersion infinie dans le bonheur de vivre et la littérature. Elle nous a raconté l'enfance de Hans Peter Dürr et nous a confié 4 pages de son carnet bleu : « Le monde a besoin de notre vénération ». Pour nous c'est un cadeau superbe, immérité comme Christiane aime à le dire.
(...) Elle a beaucoup écrit et lu en notre présence : l'agenda d'Initiations, son manuscrit, l'annonce de la nouvelle revue : Itinéraires, la présentation des rencontres sur ses textes. A la troisième fois où elle chaussait ses grandes lunettes pour lire où écrire je lui ai dit que je la prendrais bien en photo ! Notre élégante a réagi comme tu t'en doutes : non pas sans mes cheveux. Nous avons souri. Comme elle était de face la photo n'aurait pas signalé cette absence mais au contraire l'incroyable force de sa passion dans la fragilité de son corps lumineux. Ma rétine en gardera pour toujours l'image : une des plus belles photos de mon album intérieur. Une très grande dame.
Comme nous parlions des stages sur ses textes, elle me dit que l'éditeur canadien aurait bien aimé enregistrer tous ses livres. Elle aussi. « Peut-être encore un », m'a-t-elle confié. Faut-il s'activer pour réaliser ce souhait ?
Comme elle reparlait de son livre actuel, je lui ai rappelé qu'elle disait en conférence: La littérature c'est prendre sa vie infiniment au sérieux.
Oh c'est beau ça, dit elle. Et elle reprend son carnet n° 13 pour l'écrire…en me demandant de lui dicter sa propre parole :
« La littérature c'est prendre sa vie passionnément au sérieux", dit-elle.
Oui, mais pour te citer comme tu l'as dit, c'est prendre sa vie infiniment au sérieux.
Ah ! dit elle derrière ses grandes lunettes, et en corrigeant ce qu'elle écrivait, une citation est une citation. Je me trouvais donc un instant à être plus Christiane que Christiane, à lui rendre ce qu'elle a donné. Clin d'œil.
Nous étions venus avec plein de messages comme celui-ci dans le cœur :
Merci, Léonard et Marie, de m'avoir offert ce texte-témoignage de Christiane.
Apportez lui l'amour et la reconnaissance de tous ceux pour lesquels elle a été un phare. Tout en silence, emplissez sa chambre d'une bulle de tendresse.... de notre tendresse infinie, pour la bercer et la baigner de paix. Elle a tout reçu, lisant les cœurs, accueillant les messages, rendant les enveloppes.
A la fin de notre visite, elle a fait circuler la tendresse qui l'entoure, acceptant nos cadeaux et puisant dans son tiroir deux cadeaux pour les enfants. Elle a eu une intensité de dernière volonté en regardant Léonard.
En sortant de sa chambre nous n'avions goût à rien d'autre qu'à marcher, déambuler, le regard vide sur la ville qui ne se souciait pas de nous. Dans l'avion au retour nous avons pris la mesure : s'extraire de notre quotidien en avion, en voiture, entrer dans l'énorme ville de Vienne où vivent plusieurs millions de personnes et se diriger vers une seule, et puis revenir sans rencontrer personne d'autre, comblés. Au-dessus des nuages, dans l'avion, nous étions conscients de l'ampleur de cette rencontre pour nous trois. Comme Christiane qui tient sur son cœur les lettres auxquelles elle ne peut plus répondre en mots, nous la tenons sur notre cœur, au plus intime de nos vies. Le temps est suspendu, l'intensité infinie. Maintenant je sais, que je vive ou que je meurs, je vis.
Elle me l'a redit émerveillée de cette certitude qui lui est venue comme une de ces voyances où le sens ouvre une brèche vers cet au-delà qui nous côtoie.
J'hésite à t'envoyer ce message car j'ai le sentiment qu'il est incomplet : nous avons tant reçu ! Nous nous regardions Léonard et moi comblés, émus, bouleversés et heureux, tellement heureux.
Je t'embrasse de tout cœur" Marie