Il existe des portraits posthumes, mais pas de clichés posthumes : car la peinture autorise un décalage temporel entre le peintre et le modèle, que la photographie interdit. Il arrive que la photographie aide le peintre à se souvenir du modèle.
Nous suivons ici l’analyse de Caroline Ingra : « William Holman Hunt’s Portrait of Fanny: Inspiration for the Artist in the Late 1860s »,
Caroline Igra, Zeitschrift für Kunstgeschichte, 65. Bd., H. 2 (2002), pp. 232-241
Portrait de Fanny Hunt
William Holman Hunt, 1868, Toledo Museum of Art
Hunt épousa Fanny Waught le 28 décembre 1865. Depuis 1854, il avait pour maîtresse et modèle Annie Miller (voir Le réveil de la conscience), qu’il avait fini par quitter à cause de ses infidélités.
Il Dolce Farniente, William Holman Hunt, 1866, Collection privée
Ce portrait constitue une sorte de chimère picturale : commencé avec Annie, il fut terminé avec le visage de Fanny.
Cette greffe sacrificielle constitue, paradoxalement, l’unique portait de Fanny qu’elle put voir de son vivant.
En août 1866, elle partit avec son mari pour un voyage en Palestine ; suite à une épidémie de malaria à Alexandrie, ils ne purent s’embarquer à Marseille et se déroutèrent vers Florence. Là, elle accoucha d’un garçon, Cyril, attrapa le choléra et mourut le 20 décembre 1866, juste avant leur premier anniversaire de mariage.
Suite au succès de Dolce Farniente, Hunt avait entrepris dès 1866 un autre portrait empreint de sensualité, dans la même atmosphère Renaissance Italienne. Ce « sujet délicieux » est tiré d’un poème de Keats (1818), lui même tité d’un épisode du Décameron de Boccace : Isabelle a déterré la tête de Lorenzo, son amoureux tué par ses frères, et l’a enterrée dans un pot de basilic pour la garder en permanence auprès d’elle.
Isabelle et le pot de basilic
William Holman Hunt, 1866-68, Laing Art Gallery, Newcastle
Commencé dans la joie et les plaisirs du mariage, le tableau fut achevé, après le décès de Fanny, comme une sorte de mémorial où le conte et la réalité se rejoignent, la sensualité et la douleur, la Renaissance et le présent, dans une Florence tragique.
L’amour et la mort
Les symboles conjuguent l’amour et la mort :
- le lit vide à l’arrière-plan,
- la bougie éteinte sur la table,
- les socques incrustées de nacre abandonnées sur le riche pavement,
- le pot de majolique décoré d’un crâne et cachant le crâne bien réel (1) ,
- le flot de cheveux qui l’inonde comme un flot de larmes.
(1) voir la peu discrète broderie « Lorenzo » sur la nappe
La mort et l’eau
En bas à droite, le récipient argenté, mi arrosoir mi goupillon, synthétise cette coïncidence du jardinage et de l’enterrement, du bonheur et de la douleur domestiques, ce moment où la vie de Hunt rattrape le conte de Boccace.
Les inscriptions sur la riche nappe brodée reprennent la même antienne :
« Car l’amour est fort comme la mort, la passion est implacable comme l’abîme. Ses flammes sont des flammes brûlantes, c’est un feu divin ! Les grandes eaux ne sauraient éteindre l’amour »
Cantique des cantiques de Salomon 8:6
« Quia fortis est ut mors dilectio, dura sicut inferus aemulatio. Lampades eius lampades ignis atque flammarum, aquae multae non poterunt extinguere charitatem. »La mort dans la maison
Prenant appui elle-aussi sur un prie-dieu, Fanny tient entre ses mains non pas la tête de son amant revenu à la maison, mais son propre couvre-chef – un chapeau à la mode, avec des fleurs et des rubans bleus de Prusse assortis à son corsage. Nous savons que Hunt a écrit à son assistant à Florence pour qu’il lui renvoie le châle favori, orné de paons , de la défunte. A défaut, il lui posa sur les épaules un châle indien toute aussi à la mode, comme si elle venait de rentrer de promenade pour se chauffer auprès du feu (on le voit rougeoyer en bas à droite du tableau).
En ce sens, la tableau traduit chez le peintre une tentative aussi absurde que celle d’Isabella : cohabiter avec son amour mort.
Un souvenir pour Cyril
« J’aurais tant aimé que vous en ayez fait un de ma chère femme, sur lequel le pauvre Cyril, mon bébé, aurait eu à la fois son père et sa mère à contempler, une fois que la nouvelle génération aura trouvé toutes nos places vides. Je m’occupe principalement ici à satisfaire ce désir, en peignant un portait d’après une photographie de sa mère faite peu de temps avant son mariage. »
Lettre à Tupper, 15 novembre 1867
« I wish so much you had done one of my dear wife, that poor Cyril, my baby, might have both father and mother to look at when another generation has found all of our places empty. I am busy here principally to satisfy this desire, painting a portait from a photograph done of the mother some weeks before her marriage »« J’espère être capable, avec quelques changements méticuleux, de faire un bon portrait d’elle, et je lui peins un pendant, moi-même dans un miroir ».
Lettre à Tupper, 18 novembre 1867
« I hope to be able with some changes studiously made to make a good portrait of her, and I am painting a companion to it of myself from the looking glass »
Autoportait
Hunt, 1868, Gallerie des Offices, Florence
Interrompu dans son désir d‘Orient – dont ne subsiste que le châle indien à sa ceinture, Hunt se représente dans un palais désert, sans autre objet que la palette et les pinceaux posés sur le marbre, prophète solitaire d’un art exigeant.
La Comtesse d’Haussonville
Ingres, 1845, The Frick collection, New York
Tournant le dos à la cheminée, la Comtesse nous domine de son regard bleu – la position basse du point de fuite suppose le spectateur assis. On remarque à sa droite le cordon qui permet de sonner les domestiques.
Les objets sur la cheminée
Sur le velours à sa gauche, des cartes de visite diversement cornées traduisent une vie sociale intense (coin supérieur droit corné : « Suis passé vous présenter mes respects » ; coin inférieur droit corné : « Il faut que je vous voie d’extrême urgence. » ). Suivent un vase à fleurs, des jumelles pour le spectacle et un petit sac en tissu coincé entre l’urne et le miroir, dans lequel nous aimerions reconnaître un sachet de friandises.
Ainsi les différents objets autour de la jeune comtesse exprimeraient un contrôle total sur tous nos sens : l’ouïe (la sonnette), le toucher, l’odorat, la vue et le goût.
Le miroir courtisan
Reflétant les deux tâches rouges de l’oeillet et du ruban de satin, le miroir courtisan file la métaphore entre les deux Beautés, juvénile et florale. Cette jeune femme de porcelaine et de satin, cernée de teintes froides, apparaît ainsi étonnamment vivante, dans une vision panoptique qui ne cache rien de ses charmes, jusqu’au peigne d’écaille fiché dans son chignon.
Hunt a vu ce tableau exposé à l’Ecole des Beaux Arts, lors de son voyage à Paris de 1867, et s’en est certainement inspiré pour son portrait de Fanny.
Toutes deux tournent le dos à la cheminée, mais dans des saisons contraires de la vie : l’une dans son printemps glorieux, l’autre dans son hiver de jeune morte.
Aux yeux bleus toisant le monde qui s’offre, s’oppose le regard baissé vers le monde qui se dérobe.
Au miroir vide – sauf les reflets de la Belle, s’oppose le miroir saturé de tout – sauf du reflet de Fanny : on sait que les miroirs ne réfléchissent pas les fantômes.
Les objets sur la cheminée
Comme chez Ingres, les objets posés sur la cheminée ont un sens, ici celui de l’histoire personnelle du couple.
Les objets à la gauche de Fanny – le cadre chinois du miroir, l’urne de jade, le châle indien, le tableau de marine – sont ceux du monde d’avant, du voyage vers l’Orient.
Les objets à sa droite – la coupe de verre vide et le lustre aux bougies éteintes, tous deux de style vénitien, sont ceux du voyage interrompu, de l’Italie où il s’est arrêté.
Le miroir profond
Les miroirs en abyme ouvrent dans la profondeur du tableau un puits sans fin où alternent indéfiniment, comme figés à l’instant de la mort, l’urne de jade et la coupe de verre, le miroir chinois et le miroir italien :
le voyage vers l’Orient continue indéfiniment pour Fanny, dans une dimension orthogonale.
Qui ose plonger son regard dans cette régression à l’infini ? L’angelot du médaillon ; le peintre veuf planté devant un autre miroir, qui ne lui renvoie que lui-même ; et, derrière lui, le spectateur.