Out of Everywhere, sous-titré « poésie linguistiquement innovante de femmes d’Amérique du Nord & Grande-Bretagne » est une anthologie réalisée par la poète anglaise Maggie O’Sullivan et publiée en 1996 par Reality Street. Le titre « hors de partout » signifiait que les femmes présentées n’appartenaient à aucune tendance ou n’étaient reconnues par aucune anthologie (ouvrage permettant aussi d’élargir le lectorat d’un poète). Dans les années 80-90, les anthologies thématiques ou à tendance sociologique (et nouvellement de femmes, classiques ou féministes), aisées à comprendre et analyser, ont fleuri dans la poésie en anglais, subordonnant parfois la recherche littéraire à l’émotion ou au message. Les avant-gardistes états-uniens du groupe Language, quant à eux, devenaient incontournables et publiaient aussi leurs propres anthologies alternatives où figuraient quelques auteures majeures récurrentes (Susan Howe, Lyn Hejinian), en laissant d’autres dans l’ombre (Joan Retallack). Dans la conservatrice Angleterre, par contre, peu d’hommes (comme JH Prynne) évoluaient dans l’avant-garde, et que des femmes s’y aventurent en plus ne se remarquait presque pas. Maggie O’Sullivan, elle-même très intéressante poète, avait donc décidé de prendre plusieurs contrepieds et d’« élargir les horizons » en accueillant les poètes féminines anglophones contemporaines innovantes des deux bords de l’Atlantique. Elle cite l’échange suivant qui a donné lieu au titre du livre. « Vous êtes hors de partout en tant que : femme, poète, expérimentale » disait en substance une auditrice à Rosmarie Waldrop qui répondit : « Je prends ceci comme un compliment, car c’est justement la situation de la poésie ». Le résultat dans ce livre n’a aucun but polémique et veut simplement donner à lire la richesse d’arts de langage très divers composés par des femmes individualistes. Quasiment toutes les auteures présentes sont devenues des poètes influentes (celles déjà citées ici, plus : Barbara Guest, Caroline Bergvall, Leslie Scalapino, et même la Québécoise Nicole Brossard en traduction anglaise) et l’anthologie est devenue un classique. Out of everywhere 2 est annoncé pour 2015 par Reality Street, 20 ans après le premier volume.
Maggie O’Sullivan dans Poezibao:
Biobibliographie , Extrait
(Composition du dossier et traductions de l’anglais : Jean-René Lassalle)
Denise Riley :
Alors c’est cela?
Levant à la pluie criblante une bouche ouverte fondue en o,
accroupie sous vert lavage et eau dégringolante,
arches de pierre tailladées en mottes battues de vent, sous l’emprise
basculant quand des fous de bassan fendent la mer déchirant les éventails
d’eau blanche. Frisson retenu, éclusé dans nuage bas.
Où est l’endroit sûr où le travail sera bien fait.
Des paroles franches peuvent surgir de derrière les dents
et les mains refouler le clair toucher d’une pelote
de nœuds en énergétique blancheur, ou de longues et douces cordes
sur bobines de fils hors la bouche se dérouler par colonnes
évidées en pluvieuse pureté lustrée, seulement sous abri.
Un peu. J‘entre dans un bois chaud lumineux. A l’intérieur tout
s’exhale, un vent boudeur se lève, suspend une triste masse
au fond des yeux baissés avec le crépuscule jacassant,
les doigts ocres séchés dans l’air brusque brossé chuintant
en cerceaux de crème, touches de bleus poudreux agrafées
sur câbles noirs. Chaque seconde mourir plus profondément dans la vie.
Aucun auto-rembourrage ne s’applique sur mes papiers pour les
faire pulser vers des pièces vidées de moi, ils n’exhiberont aucune
fine laque qui soit décapable par mes enfants plus tard, tellement
les objets restent solidement eux-mêmes – l’écriture manuscrite
des morts récents ne devient pas plus alambiquée ou
archaïque, comme le miel d’alvéoles cirées suinterait
aux jointures ou la résine de pin coagulerait, bombée pour guêpes.
Les choses emballées dans ce qu’elles sont. Pas moi à claire voie.
Préserver un soi, pourquoi ? pour la glace entre les côtes,
pâles cristaux entrainés droit vers la viande du cœur.
Vêlage de mes sens. J’avais imaginé des manières de saisir –
ai passé outre leurs limites. Vers des rêves
de villes silencieuses, nuits, porches, regards, radios
allumées, tandis qu’ici un homme se tourne et se retourne vers sa
fenêtre, scrutant à travers la rue vers le crépuscule, quand ourlés
de pluie ondulent des rideaux, noircissant leur filet
jauni. Tous cherchent un charme perçant pour tressauter délicatement
comme un oiseau blotti entre nos mains. Cher cœur
ne me sois pas si étrange, sois nature. Ou donne-moi un vif
regard bleuissant. Si j’y arrive. Une flaque d’huile sur
la route mouillée dégouline, se plisse et scintille en mauve et
rouille orange sur sa bordure où elle sèchera s’obscurcissant.
Je crois que c’est ça. Puisque je dois penser que c’est ainsi pour toi. –
ça l’est, n’est-ce pas. Ne me parle pas de ce bord auquel je ne crois jamais.
Denise Riley, née en 1948 est une écrivaine britannique dont les deux domaines, poésie et philosophie, se nourrissent l’un de l’autre. Elle a écrit des essais sur le langage (dont un avec le linguiste Jean-Jacques Lecercle). A enseigné à l’université et élevé ses trois enfants seule. Ses recueils de poésie, Marxism for Infants (1977) ou Selected Poems (Reality Street 2000), interrogent les paradoxes de l’identité.
Geraldine Monk :
“El caballo raptor”
masque lunaire
une tête équidée se redresse un visage de femme saigne blanc
lèvres préhensiles avant la ruine
suce-sang agrippées à deux tranchées noires
jeu de cheval rapace s’écrasant sur pommettes
crêté enflé charbon sur craie
de fureur noyant lierre noir
tourmenté
ouragan marin
de
membres ferreux
surforgés
enfourchent
ouragan d’air
et delà
les séquelles
impassible
œil de poulpe
dévore
leurs ombres futures
cire fondue étendue
gelée
partenaires en fatigue
bouillante
épuisement palmé fossilisé
Geraldine Monk, née en 1955 est une poète britannique de famille ouvrière. Mariée au poète Alan Halsey, elle a donné plusieurs années des ateliers d’écriture à l’hospice de Sheffield. Sa poésie explore thématiquement des interactions hallucinées entre humain et animal. Elle fait aussi des performances et travaille avec des musiciens. Son Selected Poems est paru chez Salt en 2003.
Kathleen Fraser :
Aile : Via Vanvitelli
Il peut arriver que l’aile intoxicante tende l’esprit comme un
arc La cubique route d’aile tombe en arrière avec la lumière
qui filtre de l‘arête Le cube est particulier dans sa forme
il est partie de discours et perdu il cherche ses pairs,
indépendamment d‘une fonction, tente de se replacer La
racine carrée de quoi que ce soit capture et retient, semblant décisive,
soyons-en reconnaissants Nous voyons les marques délicates le long de
la plume et nous suivons, ici pour définir ou dépeindre la périphérie
du sens Un panache de fumée ou une de ces extensions poussant
sur le corps des oiseaux Pour former un modèle de la surface de la plume,
le cube arrive un jour nommé „le jour le plus sombre“ Son
apparence consiste en force, atonalité, pigment, vide et
tiges creuses en tuyaux Je place ma bouche sur l’ouverture où
un bord métallique cède la place à un angle d’où émerge une lumière
le long de ses douces barbes serrées Si l’aile avait une voix elle
s’ouvrirait par un tuyau Je ne suis pas de cette plume.
Kathleen Fraser, née en 1935 a dirigé (How)ever, une revue de poésie expérimentale féminine. Elle habite entre la Californie et Rome, et peut travailler en parallèle à des artistes visuels, comme dans le cycle „Wing“, reproduit dans il cuore / Selected Poems, Wesleyan University Press 1997.
La revue qu’elle a fondée continue sans elle sur le web sous le nom de How2 :
Lisa Robertson :
Je vois des filles comme armées et en
formation une silhouette assise une
autre debout – ou deux assises amour
approche – arborant la flexible panoplie de
la tendresse
d’autres pliant des habits l’une légère
ment penchée pour poser son vêtement plié sa
compagne retournant l’enrubannée
cuisse pour la regarder se pencher t’invitent à pénétrer
ces espaces
une autre décidera de rêver seulement
de ces animaux associés
à des divinités ou des Reines arborant pourtant
le charme abstinent de l’insouciante
Vénus (Vénus après Vénus quittent
ce lieu)
certaines sont appelées chérie et polissent
la lentille sexuelle comme si c’était un âge
flou
la rage exacte de l’une valide un point âcre
Lisa Robertson, née en 1961 est une poète canadienne, expérimentale et féministe, qui a édité la revue Raddle Moon. Elle écrit régulièrement sur l’art contemporain. Voyages et enseignement au Canada, aux Etats-Unis, en Angleterre, en France, en Hollande. A dit dans une interview récente : „Penser est émancipatoire“. Livres : The Apothicary (1991), Xeglogue (1993), The Weather (2001), The Men (2006). Elle a fait une lecture à Paris invitée par Double Change en 2012, en video sur le web.
Tous les textes traduits ici sont en anglais dans : Out of Everywhere, édité par Maggie O’Sullivan, Reality Street 1996.
[Jean-René Lassalle]