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[note de lecture] Anna Akhmatova, "Le Requiem & autres poèmes choisis", traduction Henri Deluy, par Véronique Pittolo

Par Florence Trocmé

AkhEst-il cliché d’affirmer que le roman russe se reconnaît d’emblée à ce ton indéfinissable qu’on pourrait nommer l’âme russe, la folie des personnages (Dostoïevski), la passion fatale des héros (Tolstoï) ? À quoi reconnaît-on alors un poème russe ? Peut-être à des détails, la neige, le givre, la fenêtre, la lumière rasante de l’hiver, un hiver blanc, détails qui n’excluent pas l’exaltation des sentiments, le lyrisme, une manière très spécifique de remplir la strophe et de l’ouvrir, de combler le désir de poème. 
Anna Akhmatova appartient à une époque où la strophe signifiait quelque chose. Poétesse intimiste, passionnée, elle décrit les palpitations de la nature comme les difficultés de l’amour :  
 
Nous n’allons plus boire dans le même verre, 
Ni de l’eau, ni du vin doux; nous n’allons 
Plus nous embrasser, tôt le matin….  
 
Ou encore, les désastres du stalinisme, dans son Requiem daté de 1957, série de poèmes écrits entre 1935 et 1943, époque la plus noire de la répression. 
 
Ils t’ont emmené à l’aube; 
Je te suivais comme pour la levée d’un corps. 
… 
L’innocente Russie se tordait sous les bottes ensanglantées 
 
Outre la dimension politique de ces vers, l’aspect lyrique évoque l’autre grande amoureuse de la poésie russe, Marina Tsvetaïeva : 
 
Aujourd’hui, Marina, toi et moi, 
Nous faisons dans la nuit le tour de la capitale, 
Et derrière nous des millions d’autres 
 
Chez celle-ci, la passion fut plus folle et moins retenue, le mysticisme, plus exalté, 
notamment dans les magnifiques poèmes pour Blok, que j’ai relus avec un plaisir intense dans la traduction d’Henri Deluy de 1992 (L’offense lyrique, éd Fourbis). 
Akhmatova et Tsvetaïeva, deux femmes dans une constellation poétique essentiellement masculine. En termes de parité, notion sociologique et technocrate qui n’avait pas cours alors, la balance pèse lourdement en faveur des hommes, beaucoup plus nombreux en ces temps mouvementés (Mandelstam, Maïakovski, Pasternak, Khlebnikov, Biély, Blok, Valéry Brioussov, Essénine, Goumilev,). Doit-on parler d’une poésie qui bande, de l’âpreté virile d’un Maïakovski, dont les vers résonnent en bravant le vent de l’histoire, et sur le versant féminin, d’une écriture qui célèbre l’intimité, lorsque la poétesse s’adresse à l’homme aimé comme à un fils, un christ, un enfant ? De l’éloquence virile à la louange amoureuse, le poème russe, masculin, féminin, rassemble les difficiles contradictions du cœur et de l’histoire, la promesse vertigineuse de lendemains meilleurs, comme la terrible résignation face à la révolution trahie. 
 
Je retiens aussi ce vers de Mandelstam (Voronej, Sur Staline, éd Al Dante traduction Henri Deluy) : 
 
La chanson désintéressée - une louange à elle-même : 
Consolation pour les amis, et pour les ennemis- résine. 
 
 
[Véronique Pittolo] 
 
 
Anna Akhmatova, Le requiem & autres poèmes choisis, éd Al Dante, traduction Henri Deluy. 
 
 


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