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Aux abords des Dardanelles
(De notre envoyé spécial) Ténédos, mars 1915. Retenu par une mauvaise mer, deux jours devant Mytilène, un jour devant Ténédos, je n’ai mis le pied sur cette île que pour voir le Gaulois regagner tout près les autres vaisseaux de l’escadre. Il passait lentement, comme un convalescent qui se relève. On l’aurait dit soutenu des deux côtés par des mains attentives à sa marche. Sa blessure cachée sous la ligne de flottaison lui laissait extérieurement son allure. On le regardait en silence. C’est que l’on songeait au Bouvet. À travers le Gaulois on donnait au Bouvet une pensée pieuse. Aujourd’hui, temps affreux. Les lames sur la mer sont longues. Il n’y aura pas de nouvelles opérations. Examinons donc ensemble ces endroits où vont se passer bientôt tant d’événements. Ténédos ? Quelle est cette île ? Ceux qui l’ont vue s’étonnent qu’elle figure sur les cartes. Elle est si petite, que du bateau, quand on arrive, on pourrait croire qu’il suffirait d’ouvrir les bras pour l’étreindre toute. Certains, jusqu’ici, ne la connaissaient que par l’honneur que Virgile lui avait fait de la citer dans un de ses vers. Elle renaît aujourd’hui à la lumière parce qu’elle devient le plus proche témoin d’une grande action militaire. Avant la dernière guerre balkanique, elle appartenait aux Turcs. Les Grecs l’ont occupée. L’occupation n’a pas été reconnue. Cette terre grecque est officiellement turque. Vous voilà sur le port – sur le port ! La première chose que vous faites est de fermer vos vêtements que le vent vous arrache et de courir après votre casquette que vous finissez par abandonner tant elle a déjà fait de chemin. Puis vous allez. Vous voyez une énorme place sans forme. Il n’y a pas un arbre, il serait sans doute aussitôt déraciné. Des deux côtés de cette place, un village ; l’un est turc, l’autre grec. Sur un bout avançant dans la mer, un ancien château fort que les Vénitiens ont bâti et qui, depuis ce temps, fait face hautainement à la côte d’Asie. Huit moulins sur la colline turque, trois sur la colline grecque. C’est Ténédos. Cinq marins anglais fumant leur pipe sont piqués sur la place. La bande de leur béret porte Ocean. L’Ocean est au fond de l’eau. Il n’y a que des maisons fermées. Vous marchez sur des cailloux pointus, espérant trouver un lieu ayant mine d’auberge. Vous n’avez remarqué dans votre promenade qu’une boutique ouverte : la pharmacie. Vous décidez d’y entrer. C’est la première fois que la faim me poussait chez un pharmacien. La cuisine grecque C’est un homme obligeant et qui sait du français. Il vous prévient qu’il ne vous mènera pas dans un palais. Son excuse est qu’il n’y a que cet endroit. Ici, la cuisine grecque n’a pas fait le moindre progrès depuis l’époque d’Homère : on vous offre toujours de la tête de mouton bouillie. Vous me direz que puisqu’il y a la tête, il y a le mouton. Sur votre demande on vous l’apporte à bout de bras. On le pose à table – plan ! – et vous montrez du doigt le morceau que vous désirez. Cuit devant vous sur des charbons posés à terre, vous le mangez, ou ne le mangez pas. C’est le repas. Impossible, cet après-midi encore, de prendre la mer soit pour aller à l’escadre, soit pour avancer vers l’entrée des Dardanelles. Aucun pilote ne consent à vous embarquer. Je m’enfonce dans le village turc. Trois cafés se touchent. En comparaison du village grec, c’est de la débauche. Je rentre. Un café turc Les Turcs sont sur des banquettes hautes, assis « en tailleur », une espèce de petit chapelet dans la main. Les grains ne sont qu’enfilés sur le fil qui les retient. Ils les laissent interminablement retomber un à un de leurs doigts. Les fenêtres de ce café donnent sur la côte d’Asie. Un de mes camarades anglais que je rencontre là me dit : « Examinez-les. » Ils regardent d’un regard immobile l’autre rive. Leur regard est doux comme celui d’un animal paisible. À le sonder, on n’y trouve rien qu’une pensée très embuée qu’ils seraient incapables de traduire même après réflexion. Mon camarade reprend : « Tels vous les voyez, tels ils étaient pendant que la flotte bombardait leur pays. Alors que l’on réduisait Sedul-Bahr et Koum-Kalé, assis sur ces mêmes banquettes, tournés vers la même côte, lointains, ils écoutaient le canon. Les grains qu’ils font passer et repasser entre leurs doigts ne descendaient pas plus vite. » Le mufti apparaît. Je l’avais déjà rencontré à la poste. – À la poste, à l’arrivée du courrier, une fois par semaine, on ferme la porte. Un affreux homme se met à la fenêtre, donne les lettres de ceux qui sont là et colle les autres sur un tableau qu’il descend le long du mur. C’est pour ne pas être embêté. – Le mufti s’assoit à côté de ses fidèles. Il ne parle pas plus qu’eux. Il prend son Coran. Des dragueurs passent. Le mufti lève les yeux, les suit un moment, puis se remet à sa lecture. Trois dragueurs vont du côté des Dardanelles. Ténédos possède un mont, le mont Saint-Élie. De son sommet, on voit l’entrée du détroit, la ville des Dardanelles. Je vais y monter. Au mont Saint-Élie Un réfugié de Dardanelles veut bien être mon compagnon d’ascension. Nous causons : « — Les Allemands nous ont chassés de Dardanelles avant que la Turquie eût pris part aux hostilités. Ils sont arrivés au début de septembre, ont expédié les Turcs à l’intérieur et les Grecs n’importe où. » Ce Grec est content de monter à Saint-Élie. Il n’y est pas allé depuis huit jours. Il va revoir le vague dessin de sa ville. « — Installés en maîtres, les Allemands ont amené leurs canons. Ils ont créé de nouveaux forts, un dans un cimetière à Erenkeuy, organisé des redoutes, à Dardanus par exemple. Le travail fait, la Turquie a déclaré la guerre. » Quand je dis la Turquie, je veux parler du gouvernement. Le gouvernement est allemand. Le peuple vous donnera peut-être des surprises. » Ténédos est véritablement l’île du Diable, s’il est entendu que l’on désigne par ce nom la terre la plus déshéritée. Pas de sentier pour arriver à Saint-Élie. Il faut trouver son chemin parmi les petits rochers qui y poussent. Des rochers et des chardons. De quoi peuvent se nourrir ces moutons et ces chèvres qui s’étagent sur les pentes ? À mi-chemin, un tas de pierres dans lequel est ménagée une entrée : la maison du berger. Le vieillard n’a jamais vu tant de visiteurs. Il a fallu que toute l’Europe se levât pour que son abri fût troublé. Nous arrivons au sommet. Le paysage est étalé. On voit les îles proches : Imbros et Lemnos, en face les Dardanelles. Des dragueurs y travaillent. En nous retournant, à l’autre bout de Ténédos, voici l’escadre, immobile aujourd’hui. Elle va être prise bientôt par le soir. Des contre-torpilleurs font la police. Il ne fait pas assez clair pour suivre toute la passe. Nous fouillons des yeux le détroit. Nous cherchons instinctivement Carantina. Le Bouvet est coulé là. C’est en somme la seule pensée que nous ayons sur cette montagne : le Bouvet ! C’est que c’ici on a vu ses deux mâts se rejoindre et que l’on a compté une minute et demie avant que sur lui et sur toute la jeunesse qu’il emportait, la mer froidement eût réuni ses eaux.
Le Petit Journal, 6 avril 1915.