28 mars 2015, Lucerne © Priska Ketterer
C’est traditionnel depuis les temps d’Abbado, Lucerne – Pâques est une étape obligée : il y a quelques années encore, l’ouverture était faite par Abbado et la clôture par Jansons et le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks qui donnait un grand concert choral et un concert symphonique.
Abbado n’est plus, mais la clôture par les bavarois est toujours un point de référence fixe, même si cette année je n’ai pu assister qu’au concert choral, le Stabat Mater de Dvořák, exécuté à Munich l’avant-veille et dont le concert de Lucerne fait l’objet d’un streaming sur le site de Br-Klassik encore en ligne sur l’URL http://www.br.de/radio/br-klassik/symphonieorchester/audio-video/webconcert-20150328-so-chor-jansons-dvorak-stabat-mater-100.html
Et l’audition en vaut la peine.
Dans une œuvre assez peu connue, mais dans un répertoire que Jansons aime particulièrement, l'expérience de ce concert fut un des moments les plus passionnants de ces derniers mois.
Dans Music as Alchemy: Journeys with Great Conductors and Their Orchestras dont je vous conseille vivement la lecture, Tom Service, critique du Guardian, suit entre autres Jansons dans les répétitions avec le Royal Concertgebouw du Requiem en si bémol mineur op. 89 (B. 517) de Dvořák. Cette lecture est éclairante pour analyser le travail fait sur cette œuvre antérieure de 14 ans, considérée comme une œuvre de jeunesse, où Dvořák écrit suite au double deuil qui le frappe, la mort de deux enfants en bas âge. L’œuvre n’est pas spectaculaire comme pourront l’être des compositions postérieures, elle est pétrie de religiosité, d’intériorité et de grandeur grave comme les premières mesures le marquent.
Et comme telle, elle convient parfaitement à l’approche très peu expansive de Jansons, qui contraint public, solistes et musiciens à une vraie concentration.
Une amie me disait au sortir du concert qu’elle se demandait comme un être aussi peu médiatique, aussi peu spectaculaire et aussi modeste pouvait déchaîner un tel enthousiasme et surtout, communiquer une telle émotion.
le KKL de Lucerne le 28 mars 2015 © Priska Ketterer
Car ce concert fut un immense moment de musique et d’émotion, où orchestre, chef orgue, solistes et chœur ont montré une communion et une homogénéité d’une qualité exceptionnelle, dans la forme comme sur le fond. Je pense que l’architecture de la salle, inspirée par sa verticalité des grandes cathédrales, favorise la concentration plus que d’autres salles : il y a une disposition dramaturgique très proche de celle des églises musicales du XVIIème et du XVIIIème en Italie, qui a inspiré aussi les salles dites « en boite à chaussure » dont Lucerne est le dernier exemple construit.
Mariss Jansons le 28 mars 2015 © Priska Ketterer
Ainsi, Jansons choisit d’insister sur la rigueur sans fioritures, en laissant la musique se développer sans rien rajouter qui pourrait être complaisant. C’est un peu paradoxal de parler de hiératisme à propos d’une machine aussi impressionnante qu’un orchestre symphonique et qu’un énorme chœur, mais c’est bien cette grandeur simple qui se dégage d’abord. L’orchestre est totalement engagé, sans aucune scorie, aves des moments sublimes aux cordes (violoncelles) et aux bois et une notable clarté dans l’expression. Quant au chœur, il est la perfection même tant au niveau de la musicalité, de la sûreté, et de la diction stupéfiante : chaque parole est entendue avec une énergie presque rentrée, comme si l’on était devant un « trou noir » d’une inouïe densité musicale, une charge massive d’émotion qui crée l’intensité. Il se dégage donc de l’ensemble une sorte de force sourde, qui semble née de cette concentration qu’on sent aussi chez les solistes. Ayant eu la chance d’être assez proche de l’orchestre et des solistes, je pouvais lire sur les visages une étonnante concentration pendant toute la première entrée du chœur, avant les l’entrée parties solistes.
© Priska Ketterer
Chacun était d’ailleurs vraiment magnifique de justesse. La soprano Erin Wall possède une tenue de chant impressionnante, des montées à l’aigu d’une sûreté totale, une expansion vocale étonnante, et un timbre d’une pureté diaphane : son duo avec le ténor Christian Elsner Fac ut portem Christi mortem est un des sommets de la soirée. La mezzo Mihoko Fujimura, au visage grave, très tendu, a ensorcelé par sa voix au volume large, aux graves impressionnants et prodigieuse d’intensité. Qui connaissait cette salle se rappelait de sa Brangäne phénoménale avec Abbado, 11 ans auparavant. Son solo inflammatus et accentus est pure magie.
Mariss Jansons et Christian Elsner © Priska Ketterer
Le ténor au physique de Siegfried, Chrisitan Elsner a une voix solide, posée, bien projetée, et même si la personnalité vocale apparaît un peu en retrait par rapport aux autres, il apporte à la partie une sorte de solidité tendre toute particulière qui finit par séduire, quant à la basse Liang Li, dans Fac ut ardeat cor meum il réussit à émouvoir grâce à une voix suave – je sais, l’adjectif est étonnant pour une basse- avec une telle qualité de timbre et une telle douceur dans l’approche que c’est le mot suavité qui me semble effectivement convenir le mieux.
En somme, tous sont à leur place : rarement quatuor de solistes a été aussi homogène et aussi impeccable. Je pense que le rôle du chef a été ici déterminant. Dédié à la musique et jamais à l’effet, d’une incroyable intensité, il impose une religiosité à ce moment, même si on est au concert et pas à l’église : il réussit à inonder la salle de cette douleur simple et terrible qu’évoque le Stabat Mater. Le texte de Jacopo da Todi (XIIIème siècle) s’y prête totalement. Dans une œuvre où les voix sont essentielles (chœur et solistes) peut-être plus qu’ailleurs, il impose aussi la présence de l’orchestre, non comme un accompagnement, mais comme un protagoniste, un personnage supplémentaire, qui est pétri d’âme, car ce que dit Hugo « tout est plein d’âme » est exactement ce que l’auditeur ressent, remué sans doute mais aussi étrangement saisi au fur et à mesure de cet apaisement communicatif et douloureux que procure l’œuvre et qu’offre ici Jansons.
Il y a des moments d’une force rare mais jamais rien d’extérieur, jamais rien d‘expressionniste, mais au contraire une approche plus classique, d’un classicisme rigoureux, de ce classicisme « dorique » comme je l’écris quelquefois, sans volutes, d’une lisibilité totale, une approche toute débarrassée de maniérisme avec le seul souci de la musique dans la mesure où elle vous embrasse totalement et vous transporte. C’est étonnant et c’est prenant. Nous sommes dans une musique de l’élévation.
C’est un des moments les plus forts vécus au concert dans ces dernières années, comparable au War Requiem par le même Jansons et les mêmes forces en 2013. Ce Stabat Mater restera gravé non dans les mémoires, mais dans le cœur et dans l’âme.
Mariss Jansons © Priska Ketterer