[Critique] ALI

Par Onrembobine @OnRembobinefr

Titre original : Ali

Note:
Origine : États-Unis
Réalisateur : Michael Mann
Distribution : Will Smith, Jamie Foxx, Jon Voight, Mario Van Peebles, Ron Silver, Jeffrey Wright, Mykelti Williamson…
Genre : Biopic/Drame
Date de sortie : 27 février 2002

Le Pitch :
En 1964, le jeune Cassius Clay gagne le titre du champion du monde poids lourd de boxe au terme d’un match surprenant contre Sonny Liston. Dans les années qui suivent, il sera entraîné dans la politique de Malcolm X, refusera l’enrôlement dans la guerre du Viet Nâm, sera marié et divorcé pas moins de quatre fois, se convertira à l’Islam, et en 1974, affrontera George Foreman dans le fameux combat du « Rumble in the Jungle » qui fera de lui une légende. Entre temps, il change son nom en Mohamed Ali…

La Critique :
Est-ce qu’il existe une séquence d’ouverture dans un film plus extraordinaire que les dix premières minutes d’Ali ? Une séquence qui se regarde encore et encore, et qui ne lasse jamais. Une surcharge sensorielle kaléidoscopique, reprenant le meurtre d’Emmet Till, en passant par les premiers speechs incendiaires de Malcolm X et allant jusqu’à la puissance génialement écrasante de Sonny Liston. Un trip librement associatif qui expédie d’énormes portions de l’Histoire noire et envoie le spectateur planer sur le synchronisme de l’image à la musique.

Il s’agit peut-être la meilleure chose jamais filmée par Michael Mann : des décennies de préjugés et d’indignation explosant à partir du moment où Sam Cooke se met à chanter une version fulgurante de Bring It on Home To Me au Harlem Square Club, tandis qu’un jeune Cassius Clay mène une charge féroce à travers un long couloir du Madison Square Garden (tous les couloirs sont super longs dans le monde de Michael Mann) pour enfin gagner son titre de champion du monde poids lourd de la boxe. Fonctionnant comme un collage de musique et de mouvement, c’est artistique au point d’être buté, et transportant malgré tout.

Mais cela aurait pu être facile. Avec l’une des stars les plus populaires de l’Amérique dans le rôle de l’athlète le plus chéri du 20ème siècle, cela n’aurait pas demandé grand-chose en terme d’effort pour transformer Ali en blockbuster simpliste (entre les bonnes mains, il pourrait même être aussi affreux qu’Hurricane Carter). On devrait donc peut-être prendre un moment et être reconnaissants envers Michael Mann, lui qui n’a jamais fait les choses facilement.

Il va de même, d’ailleurs, pour ses personnages. Mann fait des films sur des gens condamnés par le courage de leurs convictions. Un deuxième regard accordé à Heat, Révélations et même Le Dernier des Mohicans révèle une collection d’individualistes acharnés qui sacrifient tout au nom de quelques principes. Des principes souvent intensément personnels qu’ils sont pas d’humeur à partager avec le spectateur. Les victoires dans les films de Michael Mann ne sont jamais accompagnées d’une musique triomphante. Elles sont des moments de repos, discrets et durement gagnés, fréquemment compromis par des doutes quant à savoir si ça en valait vraiment la peine.

C’est ce qui fait de la vie de Mohamed Ali, à la fois un sujet idéal pour Mann et une mission impossible. Le combat légendaire d’Ali contre la guerre au Viet Nâm et tout ce qu’elle lui a coûté est digne du réalisateur et de ses obsessions idiosyncratiques, mais où trouver le côté dramatique maintenant que le recul a sacralisé ce paria jadis détesté ? Comment peut-on recréer le trouble et l’incertitude quand notre regard collectif est filtré à travers plus de trente ans d’un contexte historique flatteur ? La réponse de Mann : enlever le filtre.

Faisant parti des blockbusters les plus courageux de tous les temps, Ali nous prive obstinément de tous les conforts attendus de la part d’un biopic hollywoodien traditionnel. Débutant avec sa victoire inattendue contre Sonny Liston en 1964 et culminant dix ans plus tard avec le triomphe de son championnat lorsqu’il décima George Foreman en République du Zaïre, le film refuse sagement d’être compréhensif. Il y avait juste trop de femmes, trop de matchs, trop de tribunaux, trop d’amis, trop d’enfants et trop d’assassinats pendant cette décennie tumultueuse pour qu’ils soient tous traités correctement dans un film de deux heures et demie.

À la place, Ali raconte son histoire à travers des regards fugaces et éphémères. C’est un périple fragmenté, impressionniste, qui laisse résolument le spectateur au dépourvu. Il n’y a pas d’exposition dans le scénario de Mann et son co-auteur Eric Roth, et les dizaines de personnages qu’on rencontre au cours de l’intrigue ne nous somment même pas proprement présentés. Encore et toujours, on nous lâche en plein milieu de l’action. Ali regorge d’un tel chaos, abandonnant toute structure narrative pour un barrage de sensations et d’émotions. La réticence de Mann d’imposer toute forme prévisible ou de perspective extérieure sur l’ensemble infuse un film déjà épisodique et décousu avec une immédiateté qui est surprenante.
Mais le plus important, c’est que Mann et Roth ne prétendent pas pouvoir « expliquer » Mohamed Ali. Incarné par un Will Smith redoutable (sa filmographie n’avait jusqu’alors jamais laissé deviner qu’il en avait autant sous le pied), l’ancien Cassius Clay est un index de contradictions. C’est un égocentrique tourmenté par le doute, un coureur de jupons profondément religieux et un tendre humanitaire avec des tendances d’une cruauté sadique. À aucun moment Mann et Smith nous laissent oublier que ce pacifiste spontané, l’opposant le plus consciencieux et célébré de sa génération, gagnait sa vie en tabassant les gens.
Smith est donc formidable. À la suite d’un régime régulier de projets vaniteux et de suites merdiques, revisiter la férocité de sa performance est presque déprimant. Sa voix fait écho aux intonations mélodieuses d’Ali, et à l’intérieur du ring il reproduit méticuleusement son pas rapide et ses coups de boxe à piston. Mais ce n’est pas une simple imitation. Allumant et éteignant la célèbre vantardise comme une lumière et parfois enclin à de terrifiantes explosions de colère, Smith nous permet de brefs aperçus du tourment privé d’Ali alors qu’il cherche à créer sa propre identité et maintenir une certaine intégrité dans un monde de charognards et de parasites. Il a beau être délicieusement sympa quand il balance des rimes de débineurs et charme les belles demoiselles jusque dans son lit, l’intensité de Smith est encore plus impressionnante pendant des moments plus calmes de réflexion.

Et quel soulagement d’ailleurs, car seulement un jeu d’acteur aussi fantastique pouvait permettre au Drew « Bundini » Brown, de Jamie Foxx de briller. Idem concernant cette « love story » étrangement comique entre Mohamed Ali et un Jon Voight méconnaissable dans le rôle du mystérieux journaliste Howard Cosell. Avant tout, Ali est un film sur la responsabilité qui vient avec la gloire, illustrant la différence entre un vieux sportif habituel et un héros américain.

Emmanuel Lubezki, cette rock-star des chefs-opérateurs, filme Ali en bas-contraste, avec des couleurs troubles qui sont tellement fades qu’elles sont à la limite du monochrome. Les séquences de boxe sont oniriques et surréalistes, s’appuyant davantage sur des sons de basse et des effets de tremblement que sur un carnage slow-motion dans le style de Raging Bull (les adversaires d’Ali sont photographiés dans des angles hautement déformants qu’on réserve d’habitude pour les monstres de Godzilla). Le meilleur plan du film retrouve la caméra perchée quelque part derrière l’épaule d’Ali, avec son oreille qui cache les recoins du cadre cinémascope. Mann se rapproche le plus près possible afin de voir le monde à travers les yeux de son héros, tout en évitant l’outrecuidance d’un plan qui adopterait un point de vue plus typiquement subjectif.

D’une certaine façon, ce plan souvent répété est caractéristique de l’ensemble du film. Mann nous pousse en première ligne devant la lutte de Mohamed Ali sans y infliger une interprétation ou critiquer ses motivations. Il nous force à regarder l’histoire avec des yeux neufs, et nous incite à construire notre propre avis. Il s’agit d’un geste approprié, puisque Ali est au final un film difficile et intransigeant avec la même intégrité têtue et déconcertante que son protagoniste.

@ Daniel Rawnsley

Crédits photos : StudioCanal