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Le manteau de fourrure sent-il toujours le soufre ?

Par Aelezig

Article de Marie-Claire - Décembre 2014

De la bourgeoise qui arborait son lourd vison comme emblème social au manteau Prada arc-en-ciel conçu pour le plein été, la fourrure n'a plus la même image. Devenue pièce de mode, objet pop, rock ou érotique, elle n'a pourtant rien perdu de son aura sulfureuse.

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Kate Moss

"Velours ou fourrure ?" "Fourrure !" souffle sans hésiter Anna Wintour, dans l'hilarante interview à laquelle elle vient de se prêter pour le site de son magazine Vogue.com. Sa réponse ne fera pas rire les activistes qui s'émeuvent, cet hiver encore, du retour des pelisses de tout poil. L'association People for the Ethnical Treatment of Animals traque celles qu'elle présente comme des Cruella d'Enfer, quitte à les entartrer en public - Anna Wintour fut elle-même l'objet d'un attentat pâtissier au tofu en 2005. C'est à cette date qu'il faut situer le retour en grâce de la fourrure sur les podiums, après une vingtaine d'années durant lesquelles la mode, paralysée par la culpabilité, avait remisé la matière honteuse au placard. "Notre industrie est controversée", reconnaît le Britannique Mark Oaten, président de la Fédération Internationale de la Fourrure, qui défend le sceau OA (pour "origine assurée"). Le label entend garantir le bien-être des animaux d'élevage (taille des cages, conditions d'abattage) et la traçabilité des peaux. De nombreux pays, dont la France, appliquent ces normes, mais pas la Chine, où le marché de la fourrure est florissant.

Souvent plus démocratique - même s'il existe des pièces littéralement intouchables -, la fourrure est devenue pour les créateurs un terrain de jeu stylistique, ourlé d'excentricité et de fantaisie. Déjanté, pop, voire punk, le traditionnel "manteau de fourrure" n'a plus rien de celui de bonne-maman. Cette saison moins que jamais. Comme trempé dans la peinture fluo ou cousu en patchwork, il devient bicolore (Fendi), tricolore (Chloé, Marni), le soir se teinte de feu (Roberto Cavalli, Paul Smith). Chez Miu Miu, Miuccia Prada va jusqu'à inventer le manteau de fourrure d'allure sportive, à la modernité ludique. Partout, l'opulence graphique remplace l'orgie bourgeoise.

On revient de loin. "C'est vers 1930 que les femmes commencent à porter une fourrure pour signifier leur statut social - et celui de leur mari, rappelle l'historienne Catherine Örmen, auteur de Un siècle de mode (éd. Larousse. L'apogée se situe dans les années 50 avec le trio collier de perles / solitaire / vison." Christian Dior développe son secteur fourrures en haute couture et crée des modèles nommés Bavardage ou Bottin. Forcément très mondains. "La fourrure d'alors n'est pas une parure discrète, euphémise l'historienne. Les femmes sont engoncées. Le manteau, volumineux, est un attribut du pouvoir de l'homme qui l'offre à son épouse." Ou à sa maîtresse. Comme dans ce film de Jacques Rivette, Le coup du berger, construit sur le canevas classique de l'adultère bourgeois. Claire, pour qui le bovarysme est une nécessité, trompe son mari avec Claude, bellâtre joué par Jean-Claude Brialy. Qui lui offre le grand frisson : un somptueux vison. Le manteau de fourrure devient le sujet même de ce court-métrage diabolique. Il dit la puissance. Il dit le désir. Il dit la bourgeoisie dans sa honteuse volupté.

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Kanye West et Kim Kardashian

"En 1950, même si toutes les peaux luxueuses sont prisées (zibeline, chinchilla, hermine...), le vison est la fourrure reine, celle qui induit la vie cossue et l'accès au monde" explique Catherine Örmen. "Depuis le Moyen Age, les peaux permettent d'afficher une distinction sociale", précise Robert Delort dans son Histoire de la Fourrure (éd. Lazarus). Qu'il s'agisse des femmes... ou des hommes. "La belle fourrure a longtemps été aussi précieuse que l'or. Les lois somptuaires, qui fleurissent dans tout l'Occident au XIVe et XVe siècles, réservent certains types de fourrure aux différents groupes sociaux en fonction de la richesse, poursuit l'historien. Hermine, zibeline, castor et petit-gris (le "vair" de la pantoufle de Cendrillon) sont dédiés aux rois et aux princesses (...). Les fourrures peuvent aussi évoquer les classes d'âge, l'appartenance à une profession (soldats assyriens, avocats ou docteurs d'université) ou le sexe, l'hermine allant à la dame quand  le mari revêt la martre sombre au début du XVe siècle."

Une forte tension érotique

Au tournant des années 60, le manteau de fourrure traverse une mauvaise passe. Pendant la révolution féministe, le conformisme bon genre vole en éclats, et ses symboles les plus caricaturaux avec. "La base prend le pouvoir, les couturiers s'inspirent des jeunes, les signes extérieurs de richesse sont proscrits. Les filles veulent tout sauf ressembler à leur mère !" relève Catherine Örmen. Il faudra Yves Saint Laurent et sa collection dite Libération, à l'été 1971, pour refaire de la fourrure un fantasme mode. Son défilé fait scandale. Il y reprend les codes vestimentaires des années 40, turban de velours, robes en jersey et, surtout, un spectaculaire manteau en renard vert (qu'Hedi Slimane vient de raviver pour l'été prochain). La presse lui reproche de s'être inspiré "des professionnelles de la collaboration horizontale". Et si c'était vrai ? Saint Laurent prend un plaisir inouï, en pleine libération sexuelle, à pervetir les attributs bourgeois. "Dans les années 70, la femme féline est exaltée, la fourrure se charge d'une forte tension animale et érotique", explique l'historienne. Pour s'en convaincre, il faut regarder en face les clichés de Helmut Newton, ces nus sous fourrure frondeurs comme la libération des femmes. D'où viennent ces amazones hyper-sexuelles ? Selon June, épouse du photographe, c'est le Berlin de la République de Weimar, alors "la ville la plus décadente du monde", qui nourrit l'imaginaire de l'artiste. "Les femmes nues sous leur fourrure, c'est là que Helmut les a vraiment rencontrées (...). Il a simplement poussé à l'extrême cette atmosphère." a-t-elle confié lors de l'exposition de Newton au Grand Palais en 2012.

Le manteau de fourrure sent le soufre. C'est nue sous un vison qu'est arrêtée Marianne Faithfull, en 1967, pour possession de drogue. La même année, Lou Reed chante Venus in furs. Où il est question de "fourrures d'hermine" et de "péchés veloutés", selon le fantasme fétichiste théorisé par Leopold Von Sacher-Masoch, auteur de La Vénus à la fourrure, ode aux fessées voluptueuses prodiguées par des femmes aux fourrures trop lisses. Cette sensualité est aussi le matériau trouble de Fourrure, roman d'Adélaïde de Clermont-Tonnerre (Ed. Stock). Elle y campe le personnage de Zita Chalitzine, écrivaine retrouvée morte dans son manteau de vison blanc. "Intelligente, belle, mais d'origine modeste, la première chose que Zita désire acquérir avec son argent, c'est un manteau de fourrure. Il lui offre l'accès à un monde qu'elle veut conquérir et dominer. Mais elle est aussi call-girl chez Madame Claude : sa fourrure est l'outil de sa puissance sexuelle. Loin d'être une femme objet, elle est maîtresse de ses désirs."

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Lady Gaga

Le manteau de fourrure, objet d'émancipation ? Témoin de celle-ci, en tous cas. Désormais, les femmes se l'échètent pour elles-mêmes, libre d'y glisser leurs propres fantasmes. Celui de se rêver en Courtney Love, princesse rock alanguie à même le sol en manteau d'hermine dans l'oeil d'Hedi Slimane (campagne Saint Laurent Music Project). Celui, encore, de singer la bourgeoise, Belle de Jour vénéneuse telle que la manipule le mauvais garçon Riccardo Tisci de Givenchy cet hiver. Etre érotisée ou pas : à nous de choisir. Reste que la fourrure est, pour toujours, ambiguë. "Elle a beau s'être démocratisée, elle demeure l'ultime tabou même si elle est fausse", admet Patricia Romatet, directrice d'études à l'Institut Français de la Mode. Le désir à changé, le dilemme demeure. Vous avez l'hiver pour réfléchir.


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