Ces poèmes sont extraits du recueil Epreuves, exorcismes (écrit entre 1940 et 1944) – un recueil qui a donc été écrit pendant l’occupation et que je trouve assez angoissant et désespéré.
Terrasse
Il avait la force du lion, quand il fut pris des faiblesses de l’enfance. Elles le saisirent et grand et fort elles le bercèrent comme s’il n’avait pas d’âge.
Ainsi s’accomplissait ce qui a été dit : » Tu t’élèves pour fléchir. Tu avances pour tomber. »
Où cela advint, là s’arrêta son chemin. Et toutes les plaintes passèrent en son sein : les plaintes de l’un, les plaintes de l’autre, et les souffles du désir qui sont devenus des plaintes.
Mais après avoir chanté tant de plaintes, il n’avait pas encore exhalé la sienne, celle qui n’était qu’à lui.
Peut-être ne la trouvait-il pas, ou la cherchait-il plus loin, ou trop haut.
Terrasse ardente. Terrasse vaine. Au bout de l’homme, au pied de l’escalier, au plus dénué de la plus reculée solitude. Il aboutit là, celui qui avait tant chanté.
Et comme il y parvenait, il fut secoué d’une poigne solide et un voile de faiblesse, passant en son être, effaça de sa vue Ce qu’il est interdit à l’homme de contempler.
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Alphabet
Tandis que j’étais dans le froid des approches de la mort, je regardai comme pour la dernière fois les êtres, profondément.
Au contact mortel de ce regard de glace, tout ce qui n’était pas essentiel disparut.
Cependant je les fouaillais, voulant retenir d’eux quelque chose que même le Mort ne pût desserrer.
Il s’amenuisèrent et se trouvèrent enfin réduits à une sorte d’alphabet, mais à un alphabet qui eût pu servir dans l’autre monde, dans n’importe quel monde.
Par là, je me soulageai de la peur qu’on ne m’arrachât tout entier l’univers où j’avais vécu.
Raffermi par cette prise, je le contemplais invaincu, quand le sang avec la satisfaction, revenant dans mes artérioles et mes veines, lentement je regrimpai le versant ouvert de la vie.
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Dans mon camp
Dans un camp à moi, je tiens prisonniers des nobles. Pourquoi ? En otages. Pourquoi en otages ? Parce que.
Ils ne me servent et je ne leur sers. N’importe, je ne les laisse pas partir.
Qui sait … ce qu’on me réclamera un jour que je ne pourrai fournir et à la place de quoi on sera heureux peut-être de recevoir des nobles, et moi soulagé, oui intensément soulagé et débarrassé de ces aristocrates qui me sont une charge si paralysante, mais grâce à qui je pourrai enfin m’acquitter des dettes toujours grossissantes que je contracte sans jamais un répit et d’ailleurs en grande partie à cause d’eux.
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