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Front national : les raisons d’un succès non transformé

Publié le 03 avril 2015 par Delits

Avec 31 cantons remportés aux élections départementales, le Front national améliore son implantation locale (1 seul canton détenu jusqu’alors). Ses gains ne représentent toutefois que 1,55% des cantons de métropole, alors qu’il recueillait plus du quart des suffrages exprimés au soir du premier tour. Un tel décalage doit bien entendu beaucoup au mode de scrutin majoritaire et à l’absence d’allié lui permettant de disposer de réserves de voix suffisantes pour enfoncer le « plafond de verre » auquel il se trouve traditionnellement confronté au second tour. Dans un contexte de porosité accrue entre les électorats de droite et celui du Front national, les candidats frontistes pouvaient toutefois espérer de bons reports venant de la droite et du centre en cas de duels les opposant à un binôme de gauche, une configuration de second tour présente dans 293 cantons de métropole le 29 mars.

C’est d’ailleurs dans ces cantons que le Front national enregistre au soir du 29 mars ses gains les plus importants : sur les 27 cantons gagnés au second tour (4 ayant été emportés dès le 22 mars), 19 l’ont été face à la gauche contre seulement 3 face à la droite et 5 à l’issue d’une triangulaire l’opposant à la gauche et à la droite. Mais si les duels opposant un binôme du Front national à un binôme de gauche ont été la configuration la plus favorable au parti dirigé par Marine Le Pen, son « taux de transformation » s’élève à seulement 6,5%. C’est nettement mieux qu’en cas de duels face à la droite (0,6%) ou à l’issue des triangulaires (1,8%) mais nettement insuffisant pour transformer l’essai.

Pour mieux comprendre le comportement des électeurs d’un tour de scrutin à l’autre en cas de présence du Front national au second tour, nous avons analysé deux séries de données.

Il s’agit en premier lieu des résultats officiels à l’échelle cantonale, mis à disposition par le Ministère de l’Intérieur. Nous avons ensuite classé les cantons selon leur configuration de second tour. Plus précisément, nous avons isolé en métropole les duels de second tour opposant un binôme de gauche au Front national (293 cantons) et ceux opposant un binôme de la droite ou du centre au Front national (537 cantons).

Pour compléter notre analyse, nous nous sommes ensuite appuyés sur les données de deux sondages réalisés par CSA à l’occasion du second tour, chacun d’eux correspondant à une configuration spécifique. Nous disposons ainsi d’un échantillon de 1 300 électeurs, représentatif de la population des cantons à duels gauche – Front national et d’un second échantillon de taille équivalente représentatif des cantons à duels opposant la droite au Front national. Les données issues de ces deux enquêtes, compte-tenu de la taille de chaque échantillon, permettent d’analyser finement les trajectoires électorales d’un tour de scrutin à l’autre, selon la force politique présente face à un binôme présenté par le Front national.

Des candidats de gauche qui ont bénéficié de bons reports de droite.

En cas de duel, c’est face à la gauche que le Front national progresse le plus au second tour des élections départementales. Dans cette configuration, il passe de 32,15% à 41,58% des suffrages exprimés, soit un gain de 9,43 points. La progression des binômes de gauche s’avère toutefois plus importante que celle des binômes frontistes (+12,8 points par rapport à la totalisation des voix de gauche au premier tour), ce qui leur permet de conserver voire d’accroître leur avantage, visible dès le premier tour.

Intuitivement, de tels résultats laissent penser que la gauche a bénéficié de bons reports venant de la droite dont les candidats avaient été éliminés au premier tour, voire d’une mobilisation des abstentionnistes de premier tour. Les résultats des enquêtes réalisés par CSA le dimanche 29 mars confirment ces deux hypothèses.

Comme on le voit sur le graphe ci-dessus, les reports des électorats de premier tour (listés à gauche) s’avèrent plus favorables à la gauche qu’au Front national. Ils atteignent en toute logique leurs plus hauts niveaux parmi les électeurs ayant voté pour un binôme de gauche dès le 22 mars. Les stratégies d’opposition souvent mises en œuvre par les binômes de la gauche non socialiste semblent toutefois avoir laissé quelques traces visibles puisque sur 100 électeurs du Front de gauche au premier tour, 16 déclarent s’être abstenus ou avoir voté blanc ou nul au second tour. Cette proportion s’élève même jusqu’à 19% parmi les électeurs d’un binôme écologiste ou divers gauche (parmi lesquels figurent de nombreux binômes EELV/Front de gauche), auxquels s’ajoutent encore 9% ayant choisi de voter pour un binôme frontiste.

Les pertes enregistrées en termes de reports « gauche à gauche » s’avèrent toutefois compensées au second tour par le comportement des électeurs de la droite et du centre au premier tour. Si parmi ces derniers près d’un sur deux (48%) a mis en application le « ni-ni » prôné par l’UMP (mais rejeté par l’UDI), ceux qui sont allés voter (52%) l’on majoritairement fait en faveur du binôme de gauche. Ce sont ainsi près des deux tiers des électeurs de droite ayant voté le 29 mars qui auraient apporté leur voix à la gauche, permettant ainsi de faire barrage au Front national dans de nombreux cantons.

Notons aussi que les cantons voyant s’opposer au second tour un binôme de gauche face au Front national ont enregistré un net surcroît de mobilisation, avec une participation en hausse de 1,5 point, lorsqu’elle baissait légèrement à l’échelle nationale toutes configurations de second tour confondues. Cette hausse de la participation a profité à la gauche : selon les données CSA, parmi les 20% d’abstentionnistes de premier tour déclarant avoir voté au second tour, 14% l’ont fait en faveur des binômes de la gauche contre seulement 6% pour ceux du Front national.

Compte-tenu des trajectoires de vote observées, il n’est donc pas surprenant que les gains du Front national s’avèrent au final limités dans les cantons l’opposant à la gauche. Si cette dernière a pu l’emporter dans plus de neuf cantons sur dix face au Front national, elle doit souvent ce bon résultat au vote des électeurs de la droite et du centre.

Des électeurs de gauche qui résistent davantage que ceux de droite à la tentation du vote FN.

Ces résultats témoignent toutefois d’une porosité non négligeable entre les électorats de la droite et du centre d’une part, et celui du Front national d’autre part.

A cet égard, il est particulièrement frappant de constater que dans la configuration de duels opposant la droite au Front national, les reports de « gauche à droite » apparaissent beaucoup plus massifs que ceux de « droite à gauche » précédemment. Il serait sans doute excessif de parler ici de « Front républicain » tant les abstentionnistes ou les électeurs ayant voté blanc ou nul à gauche s’avèrent eux aussi nombreux : 46% chez les électeurs socialistes au premier tour et jusqu’à 62% chez ceux du Front de gauche. Toutefois, ceux ayant pris position l’ont massivement fait en faveur des binômes de la droite et du centre (cf. ci-dessus) bien que nos données révèlent aussi l’existence de reports de type « gauche à Front national ».

Ces éléments constituent l’une des clés de compréhension majeure du vote de dimanche et de la contreperformance du Front national, lequel pouvait espérer davantage de victoires compte-tenu de ses résultats de premier tour et de sa qualification dans une majorité de cantons. Si le Front national apparaît incontestablement comme le principal vainqueur du premier tour (plus d’un quart des suffrages exprimés et 5,1 millions de bulletins de vote, sans alliance), sa difficulté voire son incapacité à transformer l’essai en l’absence d’allié doit beaucoup au comportement des électeurs de la droite et du centre en cas de duels face à la gauche. Ces derniers, lorsqu’ils sont allés voter, ont en effet majoritairement décidé de faire barrage au Front national, contrairement à ce qui avait été observé lors de l’élection législative partielle dans la troisième circonscription du Doubs, début février.

La proportion d’électeurs ayant toutefois choisi de voter Front national (un cinquième environ) constitue une sérieuse alerte pour la gauche. La stratégie d’implantation locale du Front national doit en effet être appréhendée comme un processus en cours et donc non abouti. Ainsi, si le seul vote sur étiquette au premier tour permet au Front national d’engranger de nombreux soutiens à l’échelle de l’ensemble du territoire, il y a fort à parier que son déficit d’implantation locale et donc la faible notoriété de la plupart de ses candidats constituent un sérieux handicap pour l’emporter au second tour. Une observation détaillée des 19 cantons gagnés face à la gauche s’avère à cet égard riche d’enseignements : Béziers 1 et 3, Beaucaire, Hénin-Beaumont 1 et 2… autant de cantons remportés lorsque l’enracinement local du Front national est déjà à un stade déjà très avancé. D’ailleurs, des cinq cantons gagnés au second tour face à la gauche dans le Pas-de-Calais (Hénin-Beaumont 1 et 2, Harnes, Wingles et Lens), tous sont situés dans le bassin minier et constituent un ensemble territorial continu englobant la commune d’Hénin-Beaumont. Mieux implanté que sur la plupart des autres cantons, le Front national y a dès lors enfoncé le « plafond de verre ».


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