D'Avishai Cohen, on a tout dit, tout écrit depuis longtemps : une star internationale, un enfant chéri du jazz, dont ce grand découvreur de Chick Corea mit le pied à l'étrier au milieu des années 90 (notamment en co-produisant son premier album, Adama). Depuis, connaisseurs et commentateurs avisés n'ont de cesse de louer l'inventivité de ce musicien hors-pair, la puissance et la vélocité de son jeu, le lyrisme et la rigueur de ses compositions, son énergie scénique ou la variété de ses sources d'inspiration, et qui a su, avec quelques autres (citons très arbitrairement Brad Mehldau, Tigran Hamasyan ou le regretté Esbjörn Svensson), donner un coup de jeune à l'art du trio. Aussi serai-je aussi bref que possible.
Plein à craquer, l'Olympia était assurément conquis d'avance. Mais Avishai Cohen, Nitai Hershkovits et Daniel Dor ont l'habitude d'être acclamés avant même d'avoir joué la moindre note : il en faudrait bien plus pour entamer leur concentration et leur plaisir, assez éclatant. La presque intégralité de From Darkness est déroulée, ce nouvel album qui d'ailleurs porte assez imparfaitement son nom, tant, même dans ses thèmes les plus élégiaques ou les plus nostalgiques, repose toujours une grande joie, quelque chose de continument énergique et lumineux. Aucun doute : sur scène, l'album est magnifié : les compositions studio, assez brèves pour du jazz, trouvent ici leur prolongement attendu. Des morceaux tels que Abie ou Lost Tribe, roboratifs, obsédants, frôlant la transe, sont évidemment taillés pour le live ; d'autres, plus retenus, plus intérieurs, y trouvent une fraîcheur autre : le très doux Ballad For an Unborn, sa très belle reprise de Nature boy, ou encore Smile, le thème que Charlie Chaplin écrivit pour Les Temps modernes, et dont Cohen nous dit qu'il est “la plus belle mélodie qu'il ait jamais entendue.” Succès assuré enfin sur le déjà ancien Seven Seas, gonflé d'énergie ; c'est qu'il y a aussi chez Cohen quelque chose (que l'on me
pardonne...) de lointainement hard-rockeux, au point que parfois il semble presque headbanger (n'a t-il pas osé, d'ailleurs, une corne du diable en guise de ponctuation à un chorus de Daniel Dor ?) Tel est bien, d'ailleurs, l'esprit de tout power trio, qualification qui ne vient pas sans raison du rock : s'ils sont, cela va sans dire, au service de la musique, les musiciens le sont tout autant à l'égard du groupe. C'est, pour aller vite, une dimension orchestrale que ne cultivaient pas forcément les anciens trios de jazz, pour une majorité largement structurés autour d'un leader. Chez Cohen, les chorus sont incorporés, comme glissés dans la composition, chaque musicien en préparent le terrain ; ce sont presque des ponts ou des structures à part entière dans le morceau.Une fois entre ses mains, la contrebasse d'Avishai Cohen n'est plus qu'un jouet. Il la soulève comme une vulgaire fourchette, la retourne, la saisit à bout de bras, la couche, s'emmêle autour d'elle : il en fait ce qu'il veut. Tout cela en parfaite entente avec Nitai Hershkovits et Daniel Dor, qui eux-mêmes rivalisent d'inventivité et déployent, chacun à sa manière, autant d'esprit et d'espièglerie qu'Avishai Cohen. Leur musique, finalement, se défie assez largement des genres et des registres ; l'éclectisme règne, les frontières semblent évaporées, pour ne pas dire inexistantes, ce qui les autorise à bien des facéties - et même un petit passage techno dans le chorus de Daniel Dor, grosse caisse marquée sur chaque temps. Il y a de l'humour partout, de la citation, une aptitude à jouer comme des gamins et, quelques instants plus tard, à rentrer en soi et à se laisser manoeuvrer par l'émotion. Bref, ceux-là n'oublient jamais que la musique est langage du corps autant que de l'âme, du moins qu'elle s'adresse d'abord aux sens ; si bien qu'entre eux l'on parlera moins de complicité que d'osmose.
Bien sûr, il y aura un rappel. Mais ce n'en sera pas un : il sera aussi long que chacune des deux premières parties. Avec l'autorisation, ici, de lâcher un peu les choses. Avishai se met au piano et bluese (joliment) like a mother's child. On enchaîne avec une sorte de rumba du diable, improvisée, cathartique ; Cohen plus hilare qu'un gosse, renversant un tabouret de scène et jouant au percussionniste. Et puis cette version, très belle, d'Alfonsina y El Mar (hommage à la poétesse argentine Alfonsina Storni, retrouvée suicidée dans sa chambre de l'hôtel Mar del Plata), tant de fois chantée et reprise, dans tous les genres possible et imaginables - et ici magnifiquement interprétée par un Avishai Cohen dont la tessiture et la voix, toujours légèrement feutrée, tamisée, me fait parfois songer à celle de Sting. Enfin oui, quoi : c'était un concert exceptionnel.
Mea culpa, mea culpa maxima - j'ai conscience que ce n'est pas bien régulier, mais c'était plus fort que moi : la captation d'Alfonsina y El Mar...
Site officiel d'Avishai Cohen.
Et puis, pour le plaisir, une version de Seven Seas, enregistrée à Marciac en 2014.