Le livre de Marie Celentin est un livre hors normes. Il peut combler agréablement et intelligemment les longues nuits des insomniaques et leur ôter d'ailleurs toute envie de dormir. Parce que l'intérêt de ce véritable pavé ne se dément pas tout au long de sa lecture. Aussi convient-il de choisir son moment pour habiter ce roman épique et se laisser embarquer avec lui dans l'Egypte hellénistique du IIIe siècle avant notre ère, aux mains de la dynastie lagide, héritière (comme sa rivale séleucide) d'Alexandre le conquérant, disparu quelques décennies plus tôt.
L'auteur apprend au lecteur à connaître ses nombreux personnages et à les distinguer, parce qu'il y a beaucoup d'homonymes parmi eux. Il faut donc qu'il reste attentif s'il ne veut pas mélanger les Ptolémée, les Bérénice, les Arsinoé, les Appolonios, les Lysimaque, les Antiochos... Mais la tâche est tout de même plus aisée que dans certains romans russes, où la difficulté provient surtout des multiples suffixes...Dans sa post-face l'auteur reconnaît qu'elle a été confrontée à "une savoureuse complexité" pour "raconter l'histoire de familles liées par des mariages diplomatiques à répétition et faisant preuve d'une totale absence d'originalité dans le choix des prénoms de leurs enfants".
Les personnages sont donc nombreux, comme dans les chants homériques. Un certain nombre d'entre eux, les plus jeunes, qui apparaissent dans le prologue, au printemps 274, et dans la première partie, au printemps 273, se retrouvent, ayant parcouru un bout de leur vie, dans la deuxième, vingt ans après, à l'été 253, et accomplissent leur destinée dans la troisième, à l'été 247. Dans l'épilogue, à l'été 245, l'auteur ne laisse pas tomber le lecteur et lui dit tout de même ce qu'il advient de quelques survivants de l'épopée.
Il est inutile de résumer un tel livre. D'abord parce qu'il en contient plusieurs. Ensuite parce que c'est au lecteur de découvrir toutes les richesses qu'il renferme et d'en faire son miel. Enfin parce que ce n'est pas tant l'histoire qui importe, au fond, mais les différents thèmes abordés, chemin faisant: la peinture des Alexandrins, petits et grands; les basses oeuvres du pouvoir pour maintenir sa réputation; les disputes philosophiques et littéraires sur l'âme hellène; les considérations géopolitiques des dynastes et de leurs conseillers; la solitude des rois au soir de leur vie, à l'heure du bilan, quand ils s'interrogent sur la raison d'Etat et son inhumanité etc...
La figure singulière de Bérénice, fille du second Ptolémée, est en filigrane du roman. Demeurée pour d'aucuns, détachée du reste du monde et hors d'atteinte pour d'autres, Bérénice est enfermée dans ses silences. Princesse, puis reine, elle n'a pour toute compagnie que son médecin et sa suivante, qui se sont rendu compte que toute autre couleur que le bleu serait vulgaire ou dérangeante pour elle: "Sa façon d'appéhender le monde n'avait jamais cessé de dérouter tous ses pédagogues, ses nourrices, et plus encore son père qui ne pouvait comprendre le fonctionnement de sa mémoire, capable de retenir d'interminables énumérations sans jamais leur donner le sens ou l'utilité communément admis."
Ce livre a du souffle. Il est écrit dans une langue simple et superbe, qui sied au genre tragique et épique. En somme, il est très grec dans sa forme comme dans son fond. Car chaque personnage, fût-il modeste, a de l'importance: il est une pierre apportée à un édifice qui, par son ampleur et par tous les recoins qu'il recèle, ne peut que forcer l'admiration du lecteur et le flatter. En effet, au sortir de lire ce livre, ce dernier ne peut que se sentir plus savant, plus humaniste et plus heureux d'avoir, comme des vagues qui viennent incessamment lécher un rivage, une foule de matières à réflexion venir accoster à celui de son esprit.
Francis Richard
Dans le bleu de ses silences, Marie Celentin, 888 pages, Editions Luce Wilquin
Ce livre prodigieux est le 500e titre des Editions Luce Wilquin...