Depuis l’adoption du Fixed-term Parliaments Act en 2011, le Premier ministre britannique n’a quasiment plus la possibilité de dissoudre la Chambre des Communes et de provoquer de nouvelles élections au moment opportun pour son parti. C’est donc lundi dernier, au terme de son mandat, que David Cameron a demandé à la Reine de convoquer de nouvelles élections législatives. Celles-ci se dérouleront le 7 mai prochain.
A cette occasion, les électeurs britanniques choisiront soit de renouveler le bail du leader conservateur au 10 Downing Street, soit de provoquer le retour au pouvoir des travaillistes menés par Ed Milliband. Un scrutin décisif dans une période pleine d’incertitude pour le futur du pays, entre l’avenir de l’Ecosse, la fédéralisation possible du royaume et la perspective d’un référendum sur la sortie de l’Union Européenne. La personnalité du prochain Premier ministre et la couleur politique de la majorité sur laquelle il pourra s’appuyer auront donc une influence déterminante sur l’avenir du pays.
Or, les résultats de ce scrutin sont, pour l’heure, totalement imprévisibles, au point qu’aucune majorité stable ne semble pouvoir émerger des urnes. En effet, le paysage politique britannique connait depuis quelques années des bouleversements profonds, qui laissent les stratèges des partis, les sondeurs et les commentateurs perplexes.
Graphique 1 – Les intentions de vote depuis l’élection de 2010
La percée de la droite radicale et eurosceptique
Créé en 1993, l’United Kingdom Independance Party (UKIP) est le principal bénéficiaire de ces changements politiques. Après avoir longtemps végété à l’ombre du plus radical British National Party (BNP), ce parti eurosceptique, conservateur et économiquement libéral a subitement pris la troisième place dans les sondages à la fin 2012 (cf. graphique 1), avant de connaitre des triomphes aux élections locales de 2013 (22% des voix) et aux européennes de 2014 (27,5%, en première position). Une percée confirmée par plusieurs élections partielles qui ont vu, pour la première fois, l’élection de deux députés UKIP en 2014.
Graphique 2 – Les enjeux les plus importants pour les Britanniques depuis 2013
A première vue, cette rapide ascension semble en grande partie provoqué par l’afflux d’électeurs conservateurs, sans doute été déçu par le manque de fermeté de David Cameron face à l’Europe, mais aussi face à l’immigration. Ce enjeu préoccupe en effet fortement l’opinion : depuis le début de 2014, c’est même l’enjeu le plus important avec l’économie pour en moyenne 50% des sondés (cf. graphique 2). Ainsi, 40% des Britanniques qui souhaitent voter UKIP cette année avaient voté conservateur en 2010, alors que « seulement » 18% de leur électorat vient des libéraux démocrates et 14% des travaillistes.
Toutefois, les choses se compliquent si on prend en compte l’évolution de l’électorat sur le long-terme. En effet, une partie des électeurs travaillistes traditionnels avaient déjà abandonné leur parti lors du scrutin de 2005, théâtre de la troisième élection de Tony Blair. Or, seulement 31% de ceux qui envisagent de choisir l’UKIP en mai prochain avaient voté conservateur en 2005, alors que 24% des électeurs potentiels de l’UKIP avaient désigné des candidats travaillistes il y a dix ans (cf. graphique 3). Ces électeurs anciennement travaillistes et désormais tentés par l’UKIP sont sans surprise plus anti-européens, et plus souvent issus des catégories populaires que l’électeur travailliste moyen. Ce sont les conservateurs qui ont, cette année, le plus à perdre de la montée de l’UKIP, mais uniquement parce que les travaillistes ont déjà perdu une grande partie de leurs électeurs potentiellement tentés par la droite radicale il y a une dizaine d’années, sous l’effet du tournant centriste incarné par Tony Blair et poursuivi par Gordon Brown. Cette double provenance explique pourquoi l’UKIP perce aussi bien dans les bastions Labour que Tories.
Graphique 3 – Le vote des électeurs UKIP lors des élections de 2010 et 2005
Les LibDems, principales victimes de la coalition au pouvoir
Alors que l’UKIP a largement bénéficié des années Cameron, pour le junior partner de la coalition au pouvoir, l’alliance passée avec les conservateurs au lendemain du scrutin de 2010 s’est transformée en un véritable cauchemar. Avec des sondages qui lui donnent au grand maximum 10% des voix, les libéraux-démocrates sont sur le point de connaitre un sort analogue au FDP libéral allemand, qui a pour la première fois disparu du Bundestag après quatre ans de coalition (2009-2013) avec Angela Merkel.
Certes, le vieux parti Whig a déjà connu, dans son histoire, des périodes difficiles. Parti de la classe ouvrière et des religions « non-conformistes » (comme les Épiscopaliens, Presbytériens, les Baptistes, les Méthodistes, c’est-à-dire les Églises qui ne reconnaissent pas l’Église d’Angleterre) à la fin du XIXème siècle, le parti libéral s’est totalement effondré sous la pression du parti travailliste pendant les premières décennies du XXème siècle (cf. graphique 4). Entre 1935 et 1964, les libéraux, avec moins de 10% des voix aux élections générales et une poignée de députés au Parlement, étaient réduits aux « franges celtiques » de la Grande-Bretagne (Écosse, Pays de Galles, Cornouailles).
Graphique 4 – Les résultats (en voix) des élections au Royaume-Uni depuis 1900
Un long travail de terrain dans des zones soigneusement choisies, un ancrage progressif lors des scrutins locaux puis nationaux et un positionnement politique variable selon l’orientation politique des circonscriptions visées l’ont fait remonter la pente. L’alliance avec une scission modérée du parti travailliste leur a même permis d’arriver au coude-à-coude avec le Labour en 1987 (25,4% contre 27,6%), avant de se stabiliser autour de 20% depuis. Quant à leur nombre de députés, même s’il reste très largement minoré du fait de la prime apportée par le mode de scrutin britannique aux grands partis, il a nettement progressé, avec environ une cinquantaine d’élus depuis 1997.
En grande partie composé d’électeurs jeunes, urbains, diplômés, idéologiquement de gauche mais rejetant la guerre en Irak et l’autoritarisme des travaillistes au pouvoir de 1997 à 2010, l’électorat LibDem a immédiatement été très déçu par l’accord passé avec les conservateurs au lendemain du scrutin de 2010. Conséquence : le vice-Premier ministre et leader LibDem Nick Clegg, après avoir été l’idole des médias et des électeurs pendant la campagne de 2010, est durablement devenu l’homme politique le plus détesté du pays (cf. graphique 5), et à peine un électeur Libéral-Démocrate du précédent scrutin sur quatre envisage de faire à nouveau ce choix. De 23% des voix en 2010, les LibDems devraient se contenter de 5% à 10% des suffrages cette année (cf. graphique 1).
Graphique 5 – La popularité du Pemier ministre et des leaders des principaux partis
Mais pour rendre les choses un peu plus compliquées, la situation des LibDems ne semble pas totalement désespérée. Leur effondrement dans les sondages va certes conduire à un net recul de leur nombre d’élus, mais la concentration de leur électorat dans quelques régions où leurs majorités sont très larges (« frange celtique » d’Écosse et de Cornouailles, villes aisées ou universitaires) pourrait leur permettre de sauver au moins une vingtaine de députés. Surtout, des études montrent que le fort ancrage local des élus libéraux-démocrates leur permet de bénéficier d’un surplus de 5% à 15% en termes de voix, soit considérablement plus important que ce que peuvent espérer les députés sortants conservateurs ou travaillistes. Reste que cette élection risque fort d’annuler cinquante ans de progrès électoraux des LibDems. D’après plusieurs sondages, Nick Clegg lui-même pourrait perdre son siège, une première pour le leader d’un parti important depuis 1979.
L’Écosse, nouveau bastion indépendantiste ?
Affaiblis, les LibDems devraient céder leur place de troisième parti à la Chambre des Communes au Scottish National Party (SNP), le parti indépendantiste écossais. Alors que l’Écosse est, depuis les mandats de Margaret Thatcher, un bastion travailliste, le référendum sur l’indépendance de septembre dernier a changé la donne. Malgré l’échec du SNP à réunir une majorité en faveur de la séparation avec l’Angleterre, la campagne a radicalisé les positions et rendu l’enjeu indépendantiste plus important : conséquence, les électeurs favorables à l’indépendance vont massivement passer dans le camp du SNP. Ce mouvement touche notamment les travaillistes : 55% des Écossais favorables à l’indépendance envisageaient de voter SNP et 22% travailliste au début de l’année 2014 ; aujourd’hui, 79% (+24 points) d’entre eux comptent voter pour le SNP, et seulement 6% (-16 points) pour le Labour. Ce transfert vers le SNP représenterait près de 28% des électeurs travaillistes de 2010.
Majoritaire au Parlement écossais depuis 2007, le SNP devrait donc obtenir pour la première fois une majorité aux élections législatives nationales. Les sondages donnent aux indépendantistes entre 41% et 52% des voix (contre 19,9% en 2010), contre seulement 24% à 31% aux travaillistes (qui en avaient obtenu 42% au dernier scrutin). Le mode de scrutin britannique, très favorable au parti arrivant en tête, rendrait un tel résultat désastreux pour le Labour : il ne conserverait – au mieux – qu’une poignée de sièges autour de Glasgow (cf. carte 1), contre 41 (sur 59) il y a 5 ans. Un revers très handicapant pour Ed Miliband pour la construction d’une majorité, et plus largement pour l’avenir du parti travailliste si cette emprise indépendantiste sur l’Écosse était amenée à perdurer.
Carte 1 – Les résultats électoraux en 2010 en Écosse, et la projection pour 2015 selon les sondages
La progression des Verts handicape les travaillistes
Avec 0,96% des voix lors des élections de 2010, les Verts britanniques avaient réussi à faire élire pour la première fois une députée dans la circonscription très « bobo » de Brighton Pavilion. Depuis, l’impopularité persistante des travaillistes et le rejet croissant des libéraux-démocrates au pouvoir ont jeté dans les bras des Verts la partie la plus urbaine et diplômée de leur électorat : environ 10% des électeurs LibDems de 2010 envisagent désormais de voter écologiste.
Si les Verts ne peuvent espérer, dans le meilleur des cas, que gagner un siège supplémentaire (celui de Norwich South), ils recueillent en revanche entre 5% et 7% des intentions de vote au niveau national – un niveau qui les situe au coude-à-coude avec les libéraux-démocrates (cf. graphique 1). Surtout, les anciens électeurs travaillistes désormais tentés par un vote écologiste risquent de faire cruellement défaut aux candidats Labour dans des dizaines de circonscriptions incertaines, peut-être au point de coûter à Ed Miliband son poste de Premier ministre. Pour les deux partis qui se partagent actuellement la gauche et le centre de l’échiquier politique britannique, une percée électorale des Verts qui s’accompagnerait d’une progression de leur crédibilité pourrait être, à terme, un danger mortel.
Ed Miliband, leader mal-aimé des travaillistes
Après 5 ans d’opposition dans une période économique difficile pour le gouvernement, et alors que l’effondrement des libéraux-démocrates conduit à la « libération » de nombreux électeurs du centre et du centre-gauche, le parti travailliste devrait se diriger vers une victoire facile. Pourtant, la triple dynamique des Verts auprès des électeurs les plus à gauche ou de l’électorat aisé et diplômé des centres-villes, du SNP dans le bastion traditionnel Écossais, mais aussi de l’UKIP au sein des catégories populaires vient compenser cette progression. En conséquence, les élections partielle ont souvent été décevantes pour le Labour, les derniers sondages le mettent au mieux au coude-à-coude avec les conservateurs (cf. graphique 1), et la plupart des modèles statistiques de prédiction des résultats en sièges le donnent perdant (de peu), derrière le parti au pouvoir.
Une situation qui s’explique avant tout par l’amélioration de la situation économique : la croissance était de 2,6 % en 2014 et le taux de chômage est désormais de 5,7%, contre 8,5% début 2012. Cette conjoncture plus favorable n’a pas échappé aux Britanniques : 41% pensent que la situation économique va s’améliorer dans les 12 prochains mois, contre seulement 20% qui jugent qu’elle va se détériorer. Il y a deux ans, en mars 2013, ces chiffres étaient respectivement de 18% et 48%. Face à cette confiance retrouvée, les sondages peuvent bien montrer que les travaillistes « ont le cœur à la bonne place » (34%, contre 22% pour les conservateurs), sont « justes » (34% contre 22%), sont « du côté des gens comme moi » (34% contre 25%), ce sont malgré tous les conservateurs qui bénéficient de la confiance des Britanniques pour accélérer la reprise de l’économie.
Par ailleurs, Ed Miliband reste largement rejeté dans l’opinion, après 5 années à la tête du parti travailliste : 28% sont satisfaits de son action, contre 59% qui en sont mécontents. Surtout, 62% préfèrent David Cameron comme Premier ministre, contre 38% seulement qui choisiraient le leader travailliste. Cette situation est d’autant plus fâcheuse que, contrairement aux sondages réalisés longtemps avant l’élection, les mesures de la popularité des leaders de l’opposition sont de très bons indicateurs des résultats électoraux au Royaume-Uni. Quelle que soit le niveau des intentions de vote ou de la popularité du Premier ministre, un leader de l’opposition populaire conduit à la victoire de son parti aux élections suivantes : ainsi, le raz-de-marée travailliste de 1997, porté par la très bonne image de Tony Blair, ou la victoire conservatrice de 2010 aidée par l’image relativement positive de David Cameron. En revanche, même si leur parti peut être majoritaire dans les sondages quelques mois avant l’élection, les leaders de l’opposition impopulaire finissent toujours par échouer : Michael Foot en 1983, Neil Kinnock en 1987 puis en 1992, William Hague en 2001 et Michael Howard en 2005 peuvent en témoigner (cf. graphique 6). Comme le montre le graphique ci-dessous, cet indicateur est de mauvais augure pour Ed Miliband.
Graphique 6 – L’indice de popularité des leaders de l’opposition depuis leur entrée en fonction
Seul espoir, une émission télévisée récente semble avoir légèrement redoré son image : 36% des sondés estiment désormais qu’il est « prêt pour le poste de Premier ministre », en hausse de 13 points en deux mois, et 38% (+8 points) jugent qu’il « a des positions claires ». Le ralliement de l’électorat travailliste autour de son candidat, condition indispensable à une victoire en mai, est donc peut-être en train de se produire.
Porté par un leader impopulaire, pénalisé par la reprise économique, voyant son électorat grignoté par la montée des Verts et du SNP, le parti travailliste doit aussi faire face à la progression de l’UKIP dans certains de ses bastions ouvriers. Si la percée de l’UKIP dans les segments de l’électorat traditionnellement favorables au Labour (ouvriers, sans diplôme, etc.) a déjà eu lieu depuis une dizaine d’années, elle se poursuit encore aujourd’hui, bien qu’à un rythme moins soutenu : ainsi, 14% des personnes qui envisagent de voter UKIP en mai avaient choisi le parti travailliste il y a 5 ans. De plus, cette progression de la droite radicale peut empêcher les candidats du Labour de conquérir certaines circonscriptions indécises, si l’électorat déçu par David Cameron choisi l’UKIP plutôt que les travaillistes.
Conscient de ces difficultés, le parti a développé une stratégie de communication habile, basée sur la proximité avec les électeurs et la mise en avant des enjeux sur lesquels le Labour est le plus à l’aise. Ainsi, une note interne intitulée « Campaigning against UKIP » a fuité dans la presse l’an dernier, révélant les efforts du parti pour lutter contre ce nouvel adversaire. Mais fondamentalement, une partie de plus en plus importante de l’électorat populaire semble s’éloigner définitivement du Labour.
Les conservateurs sur la défensive malgré la reprise économique
Largement distancé par les travaillistes pendant la quasi-totalité de leur mandat, les conservateurs sont désormais au coude-à-coude avec leurs adversaires (cf. graphique 1). Cette tendance à la remontée du parti au pouvoir pendant la campagne est assez classique, même si elle n’est pas forcément le gage d’une victoire. Pour les conservateurs, cette progression dans les sondages est sans doute liée au sentiment de reprise économique qu’éprouve la majorité des Britanniques, même s’ils n’en sentent pas encore directement les effets : 46% des électeurs (contre 44%) estiment que le gouvernement « gère bien » l’économie ; il y a deux ans, en mars 2013, ces chiffres étaient respectivement de 25% et 65%. Surtout, les sondés estiment majoritairement que pour continuer sur cette pente positive, les conservateurs sont plus indiqués que les travaillistes : ainsi, le parti de David Cameron est considéré comme plus efficace que le Labour pour gérer l’économie (40% contre 23%), mais aussi pour lutter contre le chômage (34% contre 29%).
Par ailleurs, David Cameron bénéficie d’une image généralement plus positive que ses adversaires (cf. graphique 7) : son expérience lui permet de dominer largement en matière d’efficacité (55% contre 30% à Ed Miliband) et de capacité à gérer une crise (53% contre 22%). Son jugement est aussi considéré comme sensiblement plus « sûr » que celui de ses adversaires (43% contre 36% pour le leader de l’opposition). Et une majorité des sondés (55%) estiment qu’il « a une vision claire de ce qu’il veut pour le pays », alors que seuls 43% partagent cette opinion à propos de Ed Miliband. En revanche, critique traditionnelle qui pèse sur les Tories, le Premier ministre est jugé éloigné des citoyens : 48% pensent qu’il « comprend les problèmes du pays » (53% pour Ed Miliband), et surtout 70% jugent qu’il est « déconnecté des gens », soit 22 points de plus que son adversaire travailliste. Si Nick Clegg, vice-Premier ministre et leader des libéraux-démocrates, pâti de l’impopularité de son parti et arrive généralement bon dernier sur ces différents traits d’image, Nigel Farage, le chef de l’UKIP, est notamment crédité d’une personnalité « forte » et d’une « vision claire » pour le pays, même si ce dernier item n’est sans doute pas un atout pour les électeurs qui ne partagent pas ses idées.
Graphique 7 – L’image des leaders des principaux partis
Cette bonne image personnelle, associée à une économie qui repart n’est cependant pas suffisante pour David Cameron. En effet, les enjeux sur lesquels les Britanniques accordent leur confiance ou jugent positivement les conservateurs sont assez secondaires (cf. graphique 8) : popularité des leaders, gestion de l’immigration et des aides sociales, position sur l’Europe, équipe économique entourant le candidat, etc. En revanche, les deux points les plus importants dans la décision des électeurs sont aussi les deux principaux avantages du Labour : vouloir aider « les gens ordinaires », et être « du côté des gens comme moi ». La perception d’un parti travailliste se positionnant du côté du peuple, au contraire de Tories trop élitistes, pourrait donc coûter cher à David Cameron.
Graphique 8 – L’importance des enjeux dans le choix entre conservateurs et travaillistes
Une élection incertaine et un pays potentiellement ingouvernable
On le voit, le système politique britannique est profondément déséquilibré à la veille de ces élections législatives très incertaines. Les trois principaux partis, qui n’ont jamais recueilli moins de 87% des voix, pourraient n’en totaliser que 70% face à la montée de l’UKIP, des Verts et du SNP. Or, cette fragmentation est incompatible avec le mode de scrutin majoritaire à un tour en vigueur au Royaume-Uni. Ce système, censé favoriser les majorités stables, n’a pas rempli son rôle en 2010 et la formation d’une coalition pourrait s’avérer encore plus ardue, voire impossible cette année.
En effet, alors que jusqu’aux années 1960, l’intégralité du pays était dominée électoralement par les deux partis travaillistes et conservateurs alternant au pouvoir, le Royaume-Uni est désormais divisé en « cinq nations » politiques : l’Irlande du Nord, avec des partis totalement distincts de ceux du reste du pays ; l’Écosse, où le SNP domine désormais les travaillistes, les autres formations faisant de la figuration ; le Pays de Galles, où l’hégémonie travailliste reste réelle malgré la domination locale des indépendantistes de gauche du Plaid Cymru et des conservateurs ; l’Angleterre travailliste, celle du nord industriel et de Londres ; et l’Angleterre conservatrice du sud, où surnagent parfois quelques îlots libéraux-démocrates.
Ces fragmentation renforce la disproportionnalité entre les résultats en voix et en sièges : avec trois fois moins de voix au niveau national que les libéraux-démocrates, les indépendantistes du SNP pourraient obtenir plus de deux fois plus de sièges grâce à la concentration de leurs électeurs en Écosse ; même conséquence, encore plus amplifiée, avec le Democratic Unionist Party (DUP) irlandais, qui devrait obtenir près de trente fois moins de voix que l’UKIP, mais qui très enverra certainement plus d’élus à Westminster.
En plus de cette légitimité plus faible des résultats électoraux, peu représentatif de la volonté des électeurs, ce mode de scrutin sensé donner des majorités claires et stables est inefficace. En 2010, pour la première fois depuis 1977-1978, une coalition entre deux partis a été nécessaire pour obtenir une majorité. D’après les derniers sondages, ni une coalition conservateurs/libéraux-démocrates, ni une coalition travaillistes/libéraux-démocrates n’aurait de majorité cette année, étant donné l’effondrement électoral des LibDems. Fort improbable étant donné la vigueur de leur affrontement en Écosse, une alliance entre les travaillistes et le SNP n’aurait pas non plus de majorité. Seule une coalition incluant le Labour, les LibDems et le SNP disposerait de suffisamment de sièges à la Chambre des Communes, mais cet attelage baroque à très peu de chances de voir le jour étant donné les différences politiques entre ses membres. Enfin, grande coalition entre travaillistes et conservateurs reste envisageable d’un point de vue arithmétique, mais la culture politique du royaume, très clivée, rend cette perspective improbable : hormis les gouvernements conservateurs/travaillistes/libéraux durant les deux guerres mondiales, seule la période 1931-1940 a vu une telle coalition se mettre en place. Mais ce National Government était voulu par les partis, et non pas imposé par l’absence de majorité. Dernière possibilité, si aucune majorité n’émerge au bout de deux semaines de négociations, le Fixed-term Parliaments Act de 2011 autorisera l’opposition, majoritaire face au gouvernement sortant, à ne pas lui voter la confiance, conduisant à un nouveau scrutin. Sans qu’il soit certain qu’une majorité n’en émerge.
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Dans une Europe où, sous les coups de la crise économique, les partis traditionnels s’effondrent sous le poids des partis de la droite populiste, de la gauche radicale ou des formations autonomistes voire séparatistes, la Grande-Bretagne n’est pas a priori le pays le plus intéressant. L’UKIP n’est pas particulièrement à droite au regard de certaines formations d’Europe de l’est et du sud, et ses scores dont les sondages sont bien en deçà de ceux promis au FPÖ autrichien ou au FN. Les Verts obtiennent des scores encore limités, et leur programme peu abouti ne peut permettre de les comparer à Podemos en Espagne ou à SYRIZA en Grèce. Quant aux indépendantistes écossais du SNP, leur échec au référendum de l’automne dernier leur a fait mettre en sourdine leurs velléités d’émancipation, au contraire des mouvements similaires en Catalogne ou en Belgique.
Pourtant, les élections du 7 mai prochain, par la diversité des mouvements à l’œuvre dans l’opinion britannique, permettra de mettre en lumière ces différentes évolutions électorales qui traversent l’Europe entière. Ce n’est pas la moindre des surprises que de constater que le pays le plus eurosceptique du continent est aussi celui où tous les malaises européens s’incarnent électoralement.