C’est l’histoire d’un journaliste d’investigation qui a dix romans dans la tête et meurt avant d’avoir terminé le quatrième. Si l’ascenseur avait fonctionné ce jour-là, Stieg Larsson aurait peut-être écrit la fin de « La vengeance de Dieu », mais non. L’ascenseur était en panne et son cœur chargé de nicotine et de café s’est arrêté de battre dans la septième volée d’escaliers qui menait à son appartement.
Larsson meurt et ses romans sont publiés. Ils font le tour de la terre. Ils deviennent des films. Ils font beaucoup d’argent et toute une histoire, aussi. Stieg et sa compagne de toute une vie, Eva Gabrielsson, n’étaient pas mariés. Il n’y a pas de testament. Dans ces conditions, la loi suédoise dit que l’héritage revient aux plus proches parents et le père et le frère de Stieg touchent un très gros jackpot. Reste la question du quatrième livre, un fichier de deux-cents pages dans l’ordinateur professionnel de feu le journaliste qu’Eva a réussi à garder. Elle pourrait terminer le roman, c’est sûr. En réalité, ils ont toujours travaillé ensemble, jusqu’à quel point, elle refuse de le dire ; mais c’est comme s’il avait fait le travail de recherche et elle la mise en forme. Alors, oui, elle pourrait sûrement terminer le roman, mais son mari est mort et pour elle, l’histoire doit s’arrêter là, au sommet de la cage d’escaliers, à cet instant où il s’est effondré.
Et voici qu’en en l’an de grâce 2015 sort le quatrième tome de la saga Millénium qui n’a rien à voir avec Larsson, sa compagne et leur manuscrit inachevé. L’auteur est un journaliste suédois qui a retranscrit le verbe creux d’un footballeur à catogan pour transformer ce galimatias prétentieux en un ouvrage relié et vendu vingt Euros dans les aéroports du monde entier.
L’éditeur est heureux : on remonte l’enseigne Millénium ! Papa Larsson nage dans le bonheur et son fils survivant ne se sent plus de joie. On allume. Ça clignote. Les premières voitures arrivent au drive-in. Bientôt elles forment une colonne de plusieurs kilomètres. Une fois déballé, le produit sent à peu près la même odeur et le goût, on s’en fout. Les couleurs ? On s’en fout. On veut juste connaître la suite et ensuite, la suite de la suite, peu importe si l’huile est frelatée ou si c’est écrit avec les pieds. L’important c’est de retrouver le même logo, la même salle à manger, les mêmes néons accrochés au plafond. Repus trop vite, un Big Mac tiède qui flotte au fond de l’estomac, on se réjouit du prochain Big Mac ou alors ce sera un Big Cheese, pour changer, pourquoi pas ?
Ce siècle qui s’ouvre est celui du filon. Le filon qu’un mineur inconnu découvre, qu’on défonce jusqu’à la garde, la foreuse en bandoulière et de la boue jusqu’au nez. Jusqu’au moment où une poche de gaz remonte à la surface et fait exploser les mineurs dans leurs wagons. On attend alors que la poussière retombe, on remonte les morts. On compte les cadavres. On se recueille devant les cercueils alignés. Ensuite, on redescend dans la mine.
On étaie.
On continue à creuser.