Il y a des matins comme ça. Des matins d’où émergent ces aubes. Ces heures si singulières. Si uniques. Matins trop marquants. Rares de ces microsecondes qui passent dans le reflux du macrocosme, sans que nous ne puissions, immatures ou inconscients, les interceptées toutes. Seuls, dressés, impénétrables, semblables aux récifs face aux ondulations océanes. Barrières qui s’opposent aux mouvements de l’infiniment petit dans l’infiniment grand. Quelque part, perdu dans les tréfonds de notre propre mer. Étrange cosmos intérieur.
Pourtant, ce sont ces étincelles qui illuminent pour de courts instants les platitudes de l’existence. Qui courbent le filament de la triste rectitude des hommes. Lorsqu’elles voient le jour. Un beau matin. Quand la lumière se pointe. Cette bonne vieille complice de toutes les saisons. Compagne des heures les plus heureuses de nos vies. Du temps d’un séjour. D’une brève incursion ; fine lame en mode intervention chirurgicale au cœur de nos êtres. Si nous y consentons un tant soit peu.
N’eût été sa présence, sa franche clarté, peut-être ne serais-je plus ici pour en parler. Cela dit en toute modestie. À ce jour, force est de constater mon incapacité à vivre dans l’ombre ou dans la noirceur. L’obscurité est un abîme bien trop profond.
Tandis que les lueurs transpercent. Puis apaisent. Je les accueille au loin, timides. Alors qu’elles obliquent à ma fenêtre. Qu’elles lancent — pareilles à moi qui suis encore un peu endormie —, leurs faibles rayons dans la pièce. Qu’elles bigarrent au-dehors les feuillages d’une panoplie de verts. Qu’elles font resplendir les fleurs, habillent de cristal les eaux et réchauffent en mon corps et en mon âme… Ce sont elles qui, encore, dispersent avec douceur, de concert avec la brise, les brumes qui masquent l’horizon. Elles, qui dissipent la rosée du matin qui s’attarde encore un moment, semblable aux tourterelles qui s’évaporent çà et là dans le lointain, légère comme l’air. Dans un ciel bleuet. De nuages guimauve. Elles, composantes essentielles à la vie, elles sont là. Au rendez-vous. Voilà tout. Nécessaires.
Sur ma table de cuisine, recouverte d’une nappe en damier, dansent les volutes d’une tasse de café noir. Quelques rôties et tranches de fruits frais dans une assiette de porcelaine à motifs. Mon fidèle bouquin à la couverture craquelée et aux coins de pages jaunies ; L’homme rapaillé de Gaston Miron gît là, en dessous du bouquet de lilas posé au centre de celle-ci.
Je hume les effluves de l’été. Dans la tranquillité du moment. Dans l’exaltation de l’attente.
Comme les teintes créées sont étourdissantes. Tantôt aux boutons-d’or, en passant par l’asclépiade et bientôt des aubépines à l’épinette rouge, elles regorgent de vitalité. Et que dire de leur chaleur. Flamboiements qui, rendent divine la robe sombre à épaulettes du carouge, réchauffent la grasse marmotte debout sur son monticule et provoquent peu à peu la naissance des paysages. Cet éveil insoupçonné et le mien se marient déjà à l’autel de l’aurore. J’ai tout à coup conscience d’une de mes pensées : « Que cette union soit un pacte. Un saisissant réveil. La main de ma promise pétillante. L’espoir renouvelé de jours pleins de promesses. De partages. Où fusent les rires, où les cœurs battent la chamade. Où apparaissent à nouveau les moments magiques, les cris de joie d’une ribambelle d’enfants qui surpassent déjà en tout les nostalgies d’une existence trop vite effritée… »
Quelqu’un frappe à la porte.
Je sors de ma rêverie, me lève et vais ouvrir…
Quel bonheur en ce crépuscule du début de juillet de le voir à nouveau. Après tout ce temps. Son visage est enjoué. Il resplendit. Je lui souris. Une larme que je ne peux contenir s’écoule sur la courbe de ma joue. Cela fait longtemps. Bien trop longtemps… Je lui tends la main. Je l’étreins de mes bras et l’invite à entrer. À s’asseoir. À prendre place dans la luminosité du matin. Je lui sers un café. Nous bavardons entre hommes. Nous discutons de la journée. C’est étrange. J’inspire et je m’imprègne de toute cette harmonie. De l’instant. De lui dans les lueurs. De mes souvenirs d’enfant. Tel le peintre fou qui après s’être gavé du panorama, de sa geste impétueuse, immortalise sur la toile les moments fulgurants. Ceux qui restent. Ceux qui marquent. Ces brillances, ces flammes aux coloris d’éternité, qui pour un court instant, — pareil à un baume bienfaiteur sur les aléas du temps qui s’enfuit, du poids de l’absence, — viendraient tout guérir.Je le regarde encore un peu. Je fige cette séquence en moi. Avant que nous ne partions. Ses yeux brillent d’un éclat particulier. Pareils aux miens. Il a vieilli. Moi aussi. Ma mère dit que je lui ressemble beaucoup. Elle a raison.
Après tout, c’est mon père !
Nous allons à la pêche ensemble aujourd’hui.
© Luc Lavoie
Notice biographique
Âgé de 47 ans, Luc Lavoie vit à Roberval. Il a suivi une formation en graphisme au Collège de Rivière-du-Loup. Il est présentement courtier en
alimentation. Auteur autodidacte, il écrit pour le plaisir depuis quinze ans. Il privilégie la nouvelle fantastique, d’anticipation ou de science-fiction.Il aime voyager à travers l’espace des mots et traverser avec eux le temps. Il explore la page blanche – cette toile vierge de l’immensité – comme un cosmonaute aux commandes de son clavier numérique, et qui s’est lancé, de son propre chef, dans l’infini littéraire.
Son rêve ? Être un jour remarqué et publié. Il prépare, à cette fin, un recueil de nouvelles. Il envoie également des textes à des magazines spécialisés.