[note de lecture] Laura Vazquez, "La main de la main", par Cyril Anton

Par Florence Trocmé
Toute poésie est assaut contre la frontière


Il est des voix qui se taisent brutalement, la bouche et les yeux fermés par les mains indomptées du grand point final; d'autres, dont nous percevons malgré le vent infernal des civilités et des accointances les accents qui demain fraieront le paysage (nous les connaissons déjà); des voix qui s'oublient dans le silence, celui-là, assourdissant, où les reconduisent les soubresauts et les hoquets de la mode (nous les connaissons déjà, nous en parlerons); et des voix qui partent "à l'assaut des frontières" : celle de Laura Vazquez, aujourd'hui.
Ce fut tout d'abord par le biais de plusieurs lectures et la médiation de nombreuses et exigeantes revues (papiers ou en ligne) que la poète commanda son écriture, qu'on en juge : Nioques, BoXon, Dock(s), Espace(s), le cahier du refuge, Aka, revue Behind, Libr-Critique, Angoisse, Traction-brabant, Résonance Générale, Népenthès, Lapsus, Dissonances, Contre-Allées. Un livre fut également édité en octobre 2014 chez Voltije en collaboration avec André Jolliver : Les muscles, les couteaux.
Des tendons et des lames dont il sera question dans La Main de la main , distingué par le Prix de poésie de la Vocation et publié chez Cheyne Editeur. C'est donc sous ce rabat bleu que s'ouvre une poésie violente, efficace, peu discursive, d'un lyrisme sans engeance et sans nul autre but que de mettre le " je " à distance et de le saturer par sa répétition même.
On ne prête jamais assez d'attention aux exergues. Retenons ici celui de Clarice Lispector : " Je ne peux pas regarder trop longtemps un objet sinon il me fait exploser ". C'est ainsi traversé par toute une relation de réciprocité entre le mot et la poète que le recueil est placé. S'attaquant ainsi aux mots, de face, à leurs signifiés, que Laura Vazquez (ou plutôt la narratrice) devient mot parmi les mots, la racine d'un schème :
" Alors,
je me suis assise
et la nuit est venue sur moi.
Et la nuit m'est venue de face.
Et la nuit m'a cassé les yeux.
Alors,
je me suis couchée
et la nuit n'a rien voulu dire. "
Ici, la voix de la poète se tait où s'élève avec les éléments, les objets, les déclinaisons de la vie : " Parfois les objets de la maison là/ et ils disent rien " (nous revenons à Lispector). Il serait peut-être un peu trop aisé de parler de corps et de corps du texte, cette idée, parfaitement rebattue pour d'autres poètes ne suffirait pas, ou serait trop entendue. Le titre de l'un des poèmes, " la peau sur la peau de l'hiver ", où se tiennent des propositions serrées telles que " La nature frissonne tout le temps. c'est parce qu'elle est vive qu'elle tremble. c'est parce qu'elle est ronde qu'elle brûle " ouvre le lieu d'une évolution ou d'une involution par le biais d'un anthropomorphisme omniprésent. Deux titres des quatre parties du recueil déclarent cette intention : " la forêt de mon ventre ", " les bronches des plantes noires ".
Les identités singulières sont ici complètement transparentes et dépendantes, débordées de toutes parts par le sens qu'elles donnent aux vers. Les phrases ? Elles passent à travers et les renversent au passage, tout est souvent cassé, les animaux, les objets les plus banals, les cycles terrestres, les planètes, les organes, la musique sont à terre. Les personnes aussi. Le livre est dévasté tout autant que porté par un sentiment d'abandon du poème. Il ne reste rien, que le poème, c'est à dire l'échec du poème, son recommencement perpétuel.
" ta bouche est fière alors qu'elle est trouée "
Les signes apparaissent ainsi comme les seules dépouilles de l'instance narratrice ou comme les fourmis daliniennes qui mangent son visage. Ils sont les seuls viatiques de son effroi, et ainsi, sa résistance accrue. Le " je " ici sollicité prend en hôte toute la vibration de l'écrit, il est sa terre d'asile, celle qui recule à mesure que les mots s'en emparent. Il est le nom est l'innommé, le vif et le mort, réduit à l'état de songe. Mais une violence pourtant se tient droite dans ce corps, aiguë, juste, féconde. Le recueil donne ce sentiment de se situer en avant d'une intuition, d'être le bris d'un rêve échappé d'un état d'éveil paradoxal:
" Ma page s'est fendue,
regarde comme elle est belle "
On pense aux angles des expressionnistes, aux carnations d'un peintre comme Loki Baal, mais aussi à la couleur directe, à l'absence de trait.
" Comment se tiennent les yeux ? "
" j'ai l'épée (...) et ma pensée traverse les lèvres. "
La phrase est la pente où verse le visage, un visage sans autre trait que celui de la phrase même. Les yeux se détachent, les lèvres ouvrent un espace où la langue dit le noir dans laquelle elle se noie et les dents qui ne saisiront jamais le cri, et c'est ainsi que s'échappe la poésie : fuite du visage et arrachement à la condition. Le poème est avulsion du corps qui ne subsiste plus qu'en lui, pesé et rendu à sa dimension la plus désespérante, la plus indicible, mais épris d'une vivacité qui lui échappe à mesure de l'avancée phrastique. Ici se lit une volonté de s'émanciper des contours de toute chose, une violence qui bornoie une autodestruction substantielle à la venue du poème en soi. Pris dans la vitesse des poèmes, par ricochets signifiants, " je " se prononce par défaut.
Les mots, à force de répétitions, se dotent d'une réversibilité sémantique qui leur donne un sang neuf, et c'est là la force et la rage de cette poétique : la main de la main, le surgissement salvateur, la pose du modèle qui où que se trouvent les dessinateurs, donne du même corps mille vies et contours nouveaux et inespérés.
Si nous souhaitons trouver quelques ascendances, nous pouvons penser à Michaux et à sa tentative d'échapper à sa condition d'être au monde (" j'écris pour me parcourir "), plus proche de nous à Christophe Tarkos pour cette façon de coller brutalement au texte en de simples propositions et d'une syntaxe et d'un vocabulaire qui le ne sont pas moins, aux circonvolutions d'Arnold Schmidt (à ne pas confondre avec Arno), au maintien de l'accent et aux accents d'intensité de Serge Pey. Asymptotiquement, le point Vazquez semble intimement lié avec ceux d'Édith Azam, d'Arno Calleja, d'Antoine Bréa, de Simon Allonneau, de cette nébuleuse post-95 (Tarkos, Pennequin, Quintane, la R.L.G.), une segmentation historique fort bien décrite dans la récente réédition de La langue et ses monstres de Christian Prigent).
Et il y a la lecture, la performance, trop souvent gratuite chez d'autres, superfétatoire ou passage obligé, elle est ici l'avant du poème où nait enfin la véritable silhouette, celle qui trouée sur la page, subsiste et se mon(s)tre et s'entend, met à jour la suffocation exprimée dans l'écriture, offre spatialement la venue au monde et la mort, le subtil geste d'un danseur qui déploie ses bras et les plie contre son ventre dans un même mouvement, l'indicible porté à son point le plus haut. Des lectures qui font dire à Julien Blaine que ses positions face au public font penser à Ghérasim Luca. Je pense à l'art du trobar leu où la simplicité des mots employés est mise au service du plus grand nombre, ou peut-être plus justement aux scansions et accélérations de Serge Pey. Le lien est ici évident entre celle qui débuta par chanter à Barcelone et la poète d'aujourd'hui. Il y a une façon de lire avec violence et de souvent baisser l'intonation qui fait penser à une prière, une mélopée, une litanie, une incantation. Que l'on me permette ici de placer deux liens de ses lectures afin d'écouter et de voir quelle amplitude la lecture donne aux poèmes (le second est en espagnol, ce qui permet au non-hispanophone de se concentrer sur le travail sonore)*
La main de la main succède à deux autres livres écrits bien après mais publiés avant et qui donnent l'aperçu d'une marge de progression - ou du moins d'évolution - très vive : À chaque fois et Le système naturel et simplifié parus aux Éditions de la Salle de Bains, réputées pour leur capacité à révéler des poètes qui bien souvent, ont ensuite donné des preuves à Marie-Laure Dagoit (son éditrice) de sa confiance et de son acuité sans faille. Deux textes d'une violence plus accrue, d'un lyrisme moins expressif, d'une efficacité saillante. Plus de " je " ici : un " tu " ou un " il ", mais toujours la trace d'une présence incantatoire. Laura Vazquez capte en peu de pages l'essentiel. Les répétitions, les chaines anaphoriques sont ici plus clairement employées dans un but rythmique tout autant que sémantique, les vers s'enchainent dans une grande rapidité pour délivrer les mots d'un sens univoque, tout est élan, tout est tangentiel puis brutalement sécant :
" Tu es le système vocal, tu es la corde de la bouche, tu es le ventre du couteau, tu es planté dans des des couteaux, je suis en dehors de moi, je suis le ventre du couteau, je suis une goutte très lourde, tu es une goutte très noire, tu es en dehors de moi, je suis en dehors de moi, je suis avec le couteau, je suis avec les couteaux, tu es avec mon couteau, tu plantes en dehors de moi. "
Dans ces deux textes se ressent un travail davantage lié à l'oralité, à une préparation en amont sur le son. Les mots semblent parfois intégrés dans une phrase encore aveugle pour en guider à postériori les syntagmes et le sens. Je pense ici à Clara de Asis qui joue avec une guitare préparée avec qui la poète effectue des performances depuis une dizaine d'années. On ne côtoie pas régulièrement un artiste sans en devenir - consciemment ou pas - sa chambre d'écho.
Lorsque je pense à la poésie de Laura Vazquez me vient immédiatement en esprit cette phrase de Roger Caiilois : " Et voici que la poésie se distingue de la prose par une double dégradation. Après la rime, elle perd la raison. Un philosophe de Koenigsberg avait déjà parlé d'une colombe qui, agacée par la résistance de l'air, s'imagina qu'elle volerait mieux dans le vide "
Laura Vazquez dans la prochaine mise à jour de l'indispensable Caisse à outils de Jean-Michel Espitallier ? Cela ne dépendra absolument que d'elle.
[Cyril Anton]
Laura Vazquez. La Main de la main. Cheyne Editeur. 2014. 56 pages. 16€.
* Lecture à Manifesten. Février 2015.
Lecture pour la revue PlayGroundNoticias.
Tout commence par le biais de revues, donc. Signalons la naissance de Muscles, créée par Laura Vazquez et Arno Calleja. Le principe éditorial en est simple et efficace : deux textes, deux auteurs tous les deux mois, une feuille pliée en quatre. Peu de moyens, aucun complexe vis-à-vis de plus grandes structures : une circulation intense, j'use encore de cette phrase de Kafka mais pour la détourner dans le sens de cette liberté (é)prise : " Toute littérature est assaut contre la frontière. "