Conquérir la légitimité par le pouvoir de régulation
La BCE est passée d’une stratégie défensive (impératif d’autojustification suite à sa création) à une posture offensive visant à élargir le champ de ses compétences, de ses moyens et son auditoire, tout en étant contrainte de garder officiellement la même limitation de sa mission. Désormais, la BCE cherche à conserver et accroître sa position initiale dans le champ européen et de préserver son autonomie. La BCE se donne les moyens d’être capable de structurer son environnement.
Pour cela elle cherche à mobiliser l’ensemble de ses moyens d’influence pour imposer son système de pensée et de régulation à l’espace européen. En d’autres termes, elle tend à « occuper le terrain ». Cette volonté se traduit par trois axes stratégiques majeurs: la mise en place d’outils financiers contraignants; une gestion de l’information visant à légitimer sa position comme expert ultime; et des techniques d’accoutumance pour accroître son influence.
La stratégie de la BCE repose avant tout sur l’idée de tirer profit de son statut d’organisme indépendant et de sa position d’autorité. Elle est devenue, grâce à la création du Mécanisme de stabilité Européen (MES) dont elle est le garant, l’autorité contraignante en matière de politique budgétaire des états membres de la zone Euro. Position acquise par sa politique de puissance volontariste au plus fort de la crise de 2011. Institut récent, la BCE est vierge de toutes traditions et peut afficher l’unicité et la suprématie de sa pensée face aux acteurs qui l’entoure. De plus son statut institutionnel particulier fait qu’elle est très éloignée de la société civile et peut se créer des espaces de liberté.
A partir de cette autonomie, la BCE a mis progressivement en place des outils pour étendre son influence sur son environnement et le transformer. Elle utilise principalement son pouvoir de régulation (demande de rapports, budgets prévisionnels, etc.), qu’elle a dérivée en imposant des ratios aux gouvernements européens allant au-delà de son rôle de superviseur bancaire. En imposant ses outils stratégiques à l’ensemble des acteurs, la BCE impose des données d’une politique économique et sociale aux Etats membres de l’Union Européenne. De même la BCE s’est elle-même dotée d’un droit d’ingérence étendu dans ces deux domaines en émettant des avis et recommandations, se plaçant dans le rôle de gardienne de l’orthodoxie des politiques conjoncturelles et structurelles.
De manière plus souterraine, la BCE cherche à occuper le champ de la connaissance en familiarisant les autres acteurs à son schéma de pensée. La BCE construit un jargon communautaire, qui sert de vecteur à sa légitimité, et donc à son influence. Cela se traduit concrètement par une influence constante de ses agents au sein des commissions européennes. Par exemple, en avisant le Conseil de l’Union Européenne ou en donnant de sa propre initiative son avis sur des projets de réglementation. En cela, elle imprègne les représentations collectives de son système de pensée. Désormais, il est clair que l’utilisation de son corpus doctrinal est devenu incontournable pour tous les autres acteurs (Banques Nationales, mais aussi pour les agents de l’Union Européenne).
Des moyens d’influence indirects
La stratégie d’accroissement de puissance de la BCE est avant tout souterraine; elle tend à être invisible en utilisant des moyens d’influence indirects, afin d’éviter tout rapports de forces avec les autres acteurs. La BCE utilise une communication originale adaptée au monde fermée de la finance européenne. Elle s’efforce constamment dans ses discours de neutraliser les aspects politiques de ses options économiques en ne présentant que des réponses de nature exclusivement technique. Ce qui lui permet de se présenter comme un expert et de monopoliser ce rôle. En se positionnant ainsi elle empêche tous débats d’égal à égal avec les autres acteurs, renforçant sa légitimité. Tout ceci lui confère une position de force pour imposer son diagnostic et ses remèdes.
La BCE a mis en place des techniques d’accoutumance, visant à conditionner les acteurs à penser comme elle. Pour cela elle déploie une action concertée et coordonnée auprès des Banques Centrales, des forums européens et des Etats, visant une socialisation systématique auprès de tous les acteurs clés. Ces techniques d’accoutumance sont visibles à travers les infrastructures de l’information qu’elle met en place, visant au maintien de sa stratégie traditionnelle (l’autonomie) ainsi que de l’influence des schémas de référence des parties prenantes. Ainsi, par exemple, elle a volontairement recourt à un langage normé « UE » afin d’augmenter la possibilité de traduction de son répertoire d’idées dans les autres groupes, commissions et forums communautaires. De même, la participation de son président à des réunions de l’Eurogroup, d’Ecofin, permet d’effectuer un transfert d’idée effectif. Ainsi derrière son discours apparemment neutre est en réalité esquissé les contours d’une forme d’influence spécifique et novatrice dans le système international.
La BCE est devenue un acteur capable de produire des changements de façon indirecte et ce de manière coercitive ou non. En cherchant à transformer de manière invisible son environnement et les perceptions des autres acteurs, plutôt que de se construire et de se projeter en puissance, la BCE est un exemple typique de cette nouvelle dimension souterraine des rapports de force.
Zoé Le Moine de Margon