(...)
C’est là le reproche le plus important qu’adresse Jean François Billeter à François Jullien : une fois qu’il a fait de la Chine le lieu de l’immanence, sa cause est entendue. La pensée chinoise est « la pensée de l’immanence », répète-t-il à longueur de livres, mais il n’expliquer pas l’origine et les fondements de cette pensée. Or, en ne les expliquant pas, il donne à entendre qu’elle est comme consubstantielle à la civilisation : « Son tort est de ne pas avoir songé un instant à faire la critique de cette pensée. Il n’a pas vu qu’elle appartient à un monde dans lequel la question des fins ne peut être discutée, ni même posée, et dans lequel l’intelligence est, par conséquent, condamnée à ne s’appliquer qu’aux moyens, aux méthodes, aux manœuvres et à l’art de s’adapter à ce qui est. Il n’a pas vu que la "pensée de l’immanence" est congénitalement liée à l’ordre impérial, qui a créé un monde clos en résolvant autoritairement la question des fins. »
Source : Salon-littéraire
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Victor Segalen écrivait naguère, en le déplorant : « Le divers décroît ». Le véritable exotisme, celui qui consiste à être dépaysé, déplacé, remis en question, tendait à disparaître tout à fait. Ce qu’on nomme aujourd’hui « mondialisation » et qui n’est en fait qu’une lente et inexorable uniformisation des modes de vie et des manières d’être, voilà le phénomène pleuré par Victor Segalen. Nietzsche disait la même chose lorsqu’il déplorait, quant à lui, que « le désert croît. »
Mais, au pessimisme où nous plonge cette terrible constatation, il est peut-être possible de répondre par la lucidité : l’exotisme ancien n’était peut-être pas si exotique, ou pas comme le déplore notre époque. De fait, tous les particularismes musicaux, vestimentaires, coutumiers, etc. tout ce qui se voyait, en un mot, survit à l’état de représentation permanente à destination des hordes de touristes laids et bruyants qui peuvent ainsi rapporter de leurs voyages grégaires des films où plane le souffle de l’étrange.
Depuis longtemps le lointain fascine. L’Orient fascine l’Occident et réciproquement. Plus ils sont séparés, plus la fascination, lorsqu’ils se rencontrent est importante. La tentation est grande de lire dans cette distance une altérité absolue rendant impossible l’échange et la traduction. À propos de la Chine où il s’apprête à partir, Victor Segalen écrit qu’elle est « la plus antipodique des matières » : elle est l’exotisme absolu, l’irréductible altérité.
C’est à cette vision de la Chine comme irréductible autre, comme lointain inatteignable que Jean François Billeter s’attaque dans Contre François Jullien. Ce dernier, philosophe de formation, est un sinologue réputé, auteur de plus de vingt livres sur la pensée chinoise. S’il n’était qu’un sinologue parmi d’autres, Jean François Billeter n’eût sans doute pas pris la peine d’écrire un tel livre.
C’est que, justement, François Jullien n’est pas un sinologue, mais le sinologue, celui que les media consultent en priorité et presque exclusivement. La pensée chinoise en France, c’est François Jullien.
Jean François Billeter, professeur émérite de l’Université de Genève, a toute une œuvre de chercheur derrière lui. Il n’est donc guère soupçonnable de céder dans ce livre à des bas mobiles de jalousie ou de rivalité. Il n’a plus besoin de faire carrière. Il s’excuse d’ailleurs dès le début du livre du caractère abrupt du titre, car ce n’est pas François Jullien en personne qui est attaqué, mais les positions qu’il défend et l’image de la Chine qu’il contribue à imposer.
Jean François Billeter note que la pensée de François Jullien est « toute entière fondée sur le mythe de l’altérité de la Chine. L’ensemble de ses livres reposent sur l’idée que la Chine est un monde complètement différent du nôtre, voire opposé au nôtre. » Ce mythe est un héritage de la sinologie française : Victor Segalen (1), puis Marcel Granet sont à l’origine de cette image de la Chine comme altérité absolue qu’un auteur comme Simon Leys contribue aussi, à propos de la littérature, à défendre et que les Jésuites, et même Voltaire, fondèrent sans doute.Ce que critique d’abord Jean François Billeter, c’est la simplification qu’il voit à l’œuvre dans les analyses de l’auteur de L’Éloge de la fadeur : un concept comme celui de « pensée lettrée », dans la mesure où il unifie toute l’histoire de la pensée, finit par donner l’impression, évidemment fausse, que la pensée chinoise a connu finalement peu de virages et peu de conflits. Un tel concept ne vaut que parce qu’il est possible de l’opposer, en suivant le mythe, à une « pensée occidentale ». Les deux concepts jumeaux de François Jullien semblent n’avoir pas d’autre existence que de servir à une comparaison aussi séduisante que trompeuse : il n’y pas de pensée occidentale, car celle-ci est multiple et faite d’oppositions irréductibles ; pourquoi y aurait-il, pendant toute son histoire, une pensée chinoise une ? François Jullien semble présupposer un accord continué des penseurs chinois, ce qui l’oblige à postuler un fond unifié de la pensée occidental.
« Il s’est mis à opposer sur divers thèmes, d’un ouvrage à l’autre, la pensée grecque classique et ce qu’il appelle "la pensée des lettrés" – la première parce qu’il la considère comme le fondement de la pensée occidentale, la seconde parce qu’elle constitue, selon lui, "la pensée chinoise" . » François Jullien postule une altérité puis sélectionne les éléments des deux civilisations qui permettent une opposition stricte, dès lors « on voit de quel extraordinaire jeu de miroirs résulte la vision de la Chine qu’il nous communique. »
Comme « La mort des amants » de Baudelaire, il n’y a finalement que des miroirs et des reflets, mais la matière à reflet, la réalité, l’histoire, l’expérience effective disparaissent derrière une hypostase nommée « pensée chinoise » et qui apparaît n’être rien. Jean François Billeter nourrit sa critique d’exemples d’analyses historiques qui permettent de comprendre le contexte historique et politique d’émergence de telle ou telle pensée, et propose des rapprochements instructives et éclairants avec l’histoire romaine, par exemple. Ainsi, à propos de la divination, « Cicéron et Wang Tch’ong, philosophe chinois du premier siècle de notre ère, disent à peu près la même chose. »
Lorsqu’on attaque ses méthodes de sinologue, François Jullien, aussi insaisissable qu’un poisson, excipe de sa fonction de philosophe. Au fond, la Chine ne serait pour lui qu’un moyen, non une fin. Son projet n’est pas celui d’une herméneutique de la Chine, mais consiste à « considérer du dehors notre propre univers intellectuel et, par ce détour, "nous faire penser". »
Jean François Billeter accepte de suivre le philosophe sur son terrain et de le juger sur le motif. Or, le résultat est peu probant pour deux raisons au moins : d’une part, le détour par la Chine n’est jamais vraiment accompli dans la mesure où François Jullien ne prend ni le temps ni la peine de suivre pas à pas les raisonnements des auteurs qu’il évoque. Il prélève dans leur œuvre des motifs qui relèvent davantage de la « pensée exotique » (qui consiste à proposer des éléments de dépaysement) que de l’expérience philosophique. Mais, surtout, d’autre part, François Jullien ne quitte jamais tout à fait notre univers intellectuel. Il reste, malgré lui, un occidental.
Son projet porte la marque de cette dernière caractéristique. Il répond à des soucis qui sont ceux d’une pensée qui cherche à se décentrer, à « s’étranger » un peu, à s’éloigner, à prendre le large, mais ne perd jamais de vue le centre, la terre ferme. Un tel projet s’appuie aussi sur un préjugé essentialiste : les civilisations ne changent pas et ne peuvent évoluer.
C’est là le reproche le plus important qu’adresse Jean François Billeter à François Jullien : une fois qu’il a fait de la Chine le lieu de l’immanence, sa cause est entendue. La pensée chinoise est « la pensée de l’immanence », répète-t-il à longueur de livres, mais il n’expliquer pas l’origine et les fondements de cette pensée. Or, en ne les expliquant pas, il donne à entendre qu’elle est comme consubstantielle à la civilisation : « Son tort est de ne pas avoir songé un instant à faire la critique de cette pensée. Il n’a pas vu qu’elle appartient à un monde dans lequel la question des fins ne peut être discutée, ni même posée, et dans lequel l’intelligence est, par conséquent, condamnée à ne s’appliquer qu’aux moyens, aux méthodes, aux manœuvres et à l’art de s’adapter à ce qui est. Il n’a pas vu que la "pensée de l’immanence" est congénitalement liée à l’ordre impérial, qui a créé un monde clos en résolvant autoritairement la question des fins. »
Jean François Billeter donne suffisamment d’aperçus historiques et doxographiques pour saisir le rapport qui existe entre les grandes pensées développées au cours de l’histoire de la Chine et le contexte socio-politique où elles se développèrent. « Les empereurs chinois ont réussi à "habituer le peuple non seulement à l’obéissance et à la servitude, mais encore à une espèce de dévotion envers eux", à le maintenir "fasciné et, pour ainsi dire, ensorcelé par le seul nom d’un". » note Jean François Billeter, citant La Boétie.
Il critique de nombreuses affirmations de Jullien à propos de la Chine contemporaine, comme de dire que la Chine serait indifférente à la psychanalyse, et note que celles-ci témoignent surtout de sa part d’une certaine méconnaissance de la réalité actuelle du pays. Il déplore le faible éclairage qui est apporté au lecteur occidental, lorsqu’une pensée est évoquée, qui est partie paresse, partie malhonnêteté, car au lecteur ignorant, on peut tout dire.
Ce qu’ignore surtout le lecteur, c’est la langue chinoise. La compétence de François Jullien, dont il abuse souvent, c’est précisément d’avoir accès aux textes originaux et de nous les restituer au plus près de ses intentions. De fait, les traductions du chinois sont souvent obscures, à force de respect de la lettre de l’original – toujours selon le mythe de l’altérité absolue. Ce sont sans doute les traductions des classiques chinois qui ont nourri ce mythe au fil des ans.
Or, Jean-François Billeter, sur quelques exemples, montre qu’il est possible de traduire, c'est-à-dire de rendre intelligible et assez clair le sens du texte original en français. Cela suppose bien sûr d’adapter, de traduire un même mot chinois par des mots différents en français (mais le chinois n’est pas la seule langue qui contraint à varier ses solutions, car l’extension d’un mot n’est jamais la même d’une langue à l’autre), et surtout, d’avoir toujours à cœur de rendre faire comprendre le texte, et non de montrer combien il est bizarre, lointain, en un mot, exotique.
La traduction donne souvent lieu à des débats interminables. D’une remarque, Jean-François Billeter en clôt un certain nombre : « Une traduction doit être jugée d’après le but qui lui a été fixé et le public auquel elle est destinée. » On ne traduit pas de la même manière pour le grand public, ignorant de la langue et de la civilisation chinoise, pour qui il faut donc parfois simplifier un peu, que pour ses pairs, pour des spécialistes ou des étudiants en chinois qui possèdent une partie du savoir nécessaire à la compréhension. Une édition grand public n’a pas les mêmes devoirs qu’une édition scientifique et critique. Faute de distinguer les deux, de nombreuses traductions manquent leur but et sont illisibles : trop simples et trop peu commentées, ou trop compliquées et trop annotées. La bonne traduction est donc celle qui respecte le mot de Céphale à Socrate : « à chacun son dû. »
Ce bref et brillant essai de Jean François Billeter est finalement une excellente introduction à la pensée chinoise, à ses enjeux, à son cadre politico-historique, à quelques uns de ses mots clefs. De plus, grâce à lui, il est possible de goûter à leur juste valeur, les ouvrages de François Jullien. Deux articles, en appendice, permettent d’apprécier à propos d’autres travaux, la finesse et la pertinence des analyses du sinologue suisse et le lecteur doit se retenir pour ne pas immédiatement, toutes affaires cessantes, se jeter sur ses deux ouvrages sur Tchouang-tseu, Leçons sur Tchouan-tseu et Etudes sur Tchouang-tseu, publiés par la même maison.
Cyril de Pins
(1) Précisons juste que pour Segalen, opposé en cela absolument au hiératique Paul Claudel (qui ne voit la Chine que du haut de sa forteresse et à travers la vitre de son ambassade...) d'un côté et à l'exotisme de gare d'un Pierre Loti de l'autre, si ce n'est un Claure Farrere, si la Chine est l'extrême autre à soi, elle l'est avant tout de manière à proposer un fructueux affrontement de soi à soi, comme une vertu poétique et révélatrice du Moi. Ses théories sur l'exotisme sont à rapprocher non de l'altérité mais de l'identité et de ses travaux sur le double... (ndlr)
Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Allia, 122 pages, avril 2006, 6,10 euros
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C’est là le reproche le plus important qu’adresse Jean François Billeter à François Jullien : une fois qu’il a fait de la Chine le lieu de l’immanence, sa cause est entendue. La pensée chinoise est « la pensée de l’immanence », répète-t-il à longueur de livres, mais il n’expliquer pas l’origine et les fondements de cette pensée. Or, en ne les expliquant pas, il donne à entendre qu’elle est comme consubstantielle à la civilisation : « Son tort est de ne pas avoir songé un instant à faire la critique de cette pensée. Il n’a pas vu qu’elle appartient à un monde dans lequel la question des fins ne peut être discutée, ni même posée, et dans lequel l’intelligence est, par conséquent, condamnée à ne s’appliquer qu’aux moyens, aux méthodes, aux manœuvres et à l’art de s’adapter à ce qui est. Il n’a pas vu que la "pensée de l’immanence" est congénitalement liée à l’ordre impérial, qui a créé un monde clos en résolvant autoritairement la question des fins. »
Source : Salon-littéraire
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Victor Segalen écrivait naguère, en le déplorant : « Le divers décroît ». Le véritable exotisme, celui qui consiste à être dépaysé, déplacé, remis en question, tendait à disparaître tout à fait. Ce qu’on nomme aujourd’hui « mondialisation » et qui n’est en fait qu’une lente et inexorable uniformisation des modes de vie et des manières d’être, voilà le phénomène pleuré par Victor Segalen. Nietzsche disait la même chose lorsqu’il déplorait, quant à lui, que « le désert croît. »
Mais, au pessimisme où nous plonge cette terrible constatation, il est peut-être possible de répondre par la lucidité : l’exotisme ancien n’était peut-être pas si exotique, ou pas comme le déplore notre époque. De fait, tous les particularismes musicaux, vestimentaires, coutumiers, etc. tout ce qui se voyait, en un mot, survit à l’état de représentation permanente à destination des hordes de touristes laids et bruyants qui peuvent ainsi rapporter de leurs voyages grégaires des films où plane le souffle de l’étrange.
Depuis longtemps le lointain fascine. L’Orient fascine l’Occident et réciproquement. Plus ils sont séparés, plus la fascination, lorsqu’ils se rencontrent est importante. La tentation est grande de lire dans cette distance une altérité absolue rendant impossible l’échange et la traduction. À propos de la Chine où il s’apprête à partir, Victor Segalen écrit qu’elle est « la plus antipodique des matières » : elle est l’exotisme absolu, l’irréductible altérité.
C’est à cette vision de la Chine comme irréductible autre, comme lointain inatteignable que Jean François Billeter s’attaque dans Contre François Jullien. Ce dernier, philosophe de formation, est un sinologue réputé, auteur de plus de vingt livres sur la pensée chinoise. S’il n’était qu’un sinologue parmi d’autres, Jean François Billeter n’eût sans doute pas pris la peine d’écrire un tel livre.
C’est que, justement, François Jullien n’est pas un sinologue, mais le sinologue, celui que les media consultent en priorité et presque exclusivement. La pensée chinoise en France, c’est François Jullien.
Jean François Billeter, professeur émérite de l’Université de Genève, a toute une œuvre de chercheur derrière lui. Il n’est donc guère soupçonnable de céder dans ce livre à des bas mobiles de jalousie ou de rivalité. Il n’a plus besoin de faire carrière. Il s’excuse d’ailleurs dès le début du livre du caractère abrupt du titre, car ce n’est pas François Jullien en personne qui est attaqué, mais les positions qu’il défend et l’image de la Chine qu’il contribue à imposer.
Jean François Billeter note que la pensée de François Jullien est « toute entière fondée sur le mythe de l’altérité de la Chine. L’ensemble de ses livres reposent sur l’idée que la Chine est un monde complètement différent du nôtre, voire opposé au nôtre. » Ce mythe est un héritage de la sinologie française : Victor Segalen (1), puis Marcel Granet sont à l’origine de cette image de la Chine comme altérité absolue qu’un auteur comme Simon Leys contribue aussi, à propos de la littérature, à défendre et que les Jésuites, et même Voltaire, fondèrent sans doute.Ce que critique d’abord Jean François Billeter, c’est la simplification qu’il voit à l’œuvre dans les analyses de l’auteur de L’Éloge de la fadeur : un concept comme celui de « pensée lettrée », dans la mesure où il unifie toute l’histoire de la pensée, finit par donner l’impression, évidemment fausse, que la pensée chinoise a connu finalement peu de virages et peu de conflits. Un tel concept ne vaut que parce qu’il est possible de l’opposer, en suivant le mythe, à une « pensée occidentale ». Les deux concepts jumeaux de François Jullien semblent n’avoir pas d’autre existence que de servir à une comparaison aussi séduisante que trompeuse : il n’y pas de pensée occidentale, car celle-ci est multiple et faite d’oppositions irréductibles ; pourquoi y aurait-il, pendant toute son histoire, une pensée chinoise une ? François Jullien semble présupposer un accord continué des penseurs chinois, ce qui l’oblige à postuler un fond unifié de la pensée occidental.
« Il s’est mis à opposer sur divers thèmes, d’un ouvrage à l’autre, la pensée grecque classique et ce qu’il appelle "la pensée des lettrés" – la première parce qu’il la considère comme le fondement de la pensée occidentale, la seconde parce qu’elle constitue, selon lui, "la pensée chinoise" . » François Jullien postule une altérité puis sélectionne les éléments des deux civilisations qui permettent une opposition stricte, dès lors « on voit de quel extraordinaire jeu de miroirs résulte la vision de la Chine qu’il nous communique. »
Comme « La mort des amants » de Baudelaire, il n’y a finalement que des miroirs et des reflets, mais la matière à reflet, la réalité, l’histoire, l’expérience effective disparaissent derrière une hypostase nommée « pensée chinoise » et qui apparaît n’être rien. Jean François Billeter nourrit sa critique d’exemples d’analyses historiques qui permettent de comprendre le contexte historique et politique d’émergence de telle ou telle pensée, et propose des rapprochements instructives et éclairants avec l’histoire romaine, par exemple. Ainsi, à propos de la divination, « Cicéron et Wang Tch’ong, philosophe chinois du premier siècle de notre ère, disent à peu près la même chose. »
Lorsqu’on attaque ses méthodes de sinologue, François Jullien, aussi insaisissable qu’un poisson, excipe de sa fonction de philosophe. Au fond, la Chine ne serait pour lui qu’un moyen, non une fin. Son projet n’est pas celui d’une herméneutique de la Chine, mais consiste à « considérer du dehors notre propre univers intellectuel et, par ce détour, "nous faire penser". »
Jean François Billeter accepte de suivre le philosophe sur son terrain et de le juger sur le motif. Or, le résultat est peu probant pour deux raisons au moins : d’une part, le détour par la Chine n’est jamais vraiment accompli dans la mesure où François Jullien ne prend ni le temps ni la peine de suivre pas à pas les raisonnements des auteurs qu’il évoque. Il prélève dans leur œuvre des motifs qui relèvent davantage de la « pensée exotique » (qui consiste à proposer des éléments de dépaysement) que de l’expérience philosophique. Mais, surtout, d’autre part, François Jullien ne quitte jamais tout à fait notre univers intellectuel. Il reste, malgré lui, un occidental.
Son projet porte la marque de cette dernière caractéristique. Il répond à des soucis qui sont ceux d’une pensée qui cherche à se décentrer, à « s’étranger » un peu, à s’éloigner, à prendre le large, mais ne perd jamais de vue le centre, la terre ferme. Un tel projet s’appuie aussi sur un préjugé essentialiste : les civilisations ne changent pas et ne peuvent évoluer.
C’est là le reproche le plus important qu’adresse Jean François Billeter à François Jullien : une fois qu’il a fait de la Chine le lieu de l’immanence, sa cause est entendue. La pensée chinoise est « la pensée de l’immanence », répète-t-il à longueur de livres, mais il n’expliquer pas l’origine et les fondements de cette pensée. Or, en ne les expliquant pas, il donne à entendre qu’elle est comme consubstantielle à la civilisation : « Son tort est de ne pas avoir songé un instant à faire la critique de cette pensée. Il n’a pas vu qu’elle appartient à un monde dans lequel la question des fins ne peut être discutée, ni même posée, et dans lequel l’intelligence est, par conséquent, condamnée à ne s’appliquer qu’aux moyens, aux méthodes, aux manœuvres et à l’art de s’adapter à ce qui est. Il n’a pas vu que la "pensée de l’immanence" est congénitalement liée à l’ordre impérial, qui a créé un monde clos en résolvant autoritairement la question des fins. »
Jean François Billeter donne suffisamment d’aperçus historiques et doxographiques pour saisir le rapport qui existe entre les grandes pensées développées au cours de l’histoire de la Chine et le contexte socio-politique où elles se développèrent. « Les empereurs chinois ont réussi à "habituer le peuple non seulement à l’obéissance et à la servitude, mais encore à une espèce de dévotion envers eux", à le maintenir "fasciné et, pour ainsi dire, ensorcelé par le seul nom d’un". » note Jean François Billeter, citant La Boétie.
Il critique de nombreuses affirmations de Jullien à propos de la Chine contemporaine, comme de dire que la Chine serait indifférente à la psychanalyse, et note que celles-ci témoignent surtout de sa part d’une certaine méconnaissance de la réalité actuelle du pays. Il déplore le faible éclairage qui est apporté au lecteur occidental, lorsqu’une pensée est évoquée, qui est partie paresse, partie malhonnêteté, car au lecteur ignorant, on peut tout dire.
Ce qu’ignore surtout le lecteur, c’est la langue chinoise. La compétence de François Jullien, dont il abuse souvent, c’est précisément d’avoir accès aux textes originaux et de nous les restituer au plus près de ses intentions. De fait, les traductions du chinois sont souvent obscures, à force de respect de la lettre de l’original – toujours selon le mythe de l’altérité absolue. Ce sont sans doute les traductions des classiques chinois qui ont nourri ce mythe au fil des ans.
Or, Jean-François Billeter, sur quelques exemples, montre qu’il est possible de traduire, c'est-à-dire de rendre intelligible et assez clair le sens du texte original en français. Cela suppose bien sûr d’adapter, de traduire un même mot chinois par des mots différents en français (mais le chinois n’est pas la seule langue qui contraint à varier ses solutions, car l’extension d’un mot n’est jamais la même d’une langue à l’autre), et surtout, d’avoir toujours à cœur de rendre faire comprendre le texte, et non de montrer combien il est bizarre, lointain, en un mot, exotique.
La traduction donne souvent lieu à des débats interminables. D’une remarque, Jean-François Billeter en clôt un certain nombre : « Une traduction doit être jugée d’après le but qui lui a été fixé et le public auquel elle est destinée. » On ne traduit pas de la même manière pour le grand public, ignorant de la langue et de la civilisation chinoise, pour qui il faut donc parfois simplifier un peu, que pour ses pairs, pour des spécialistes ou des étudiants en chinois qui possèdent une partie du savoir nécessaire à la compréhension. Une édition grand public n’a pas les mêmes devoirs qu’une édition scientifique et critique. Faute de distinguer les deux, de nombreuses traductions manquent leur but et sont illisibles : trop simples et trop peu commentées, ou trop compliquées et trop annotées. La bonne traduction est donc celle qui respecte le mot de Céphale à Socrate : « à chacun son dû. »
Ce bref et brillant essai de Jean François Billeter est finalement une excellente introduction à la pensée chinoise, à ses enjeux, à son cadre politico-historique, à quelques uns de ses mots clefs. De plus, grâce à lui, il est possible de goûter à leur juste valeur, les ouvrages de François Jullien. Deux articles, en appendice, permettent d’apprécier à propos d’autres travaux, la finesse et la pertinence des analyses du sinologue suisse et le lecteur doit se retenir pour ne pas immédiatement, toutes affaires cessantes, se jeter sur ses deux ouvrages sur Tchouang-tseu, Leçons sur Tchouan-tseu et Etudes sur Tchouang-tseu, publiés par la même maison.
Cyril de Pins
(1) Précisons juste que pour Segalen, opposé en cela absolument au hiératique Paul Claudel (qui ne voit la Chine que du haut de sa forteresse et à travers la vitre de son ambassade...) d'un côté et à l'exotisme de gare d'un Pierre Loti de l'autre, si ce n'est un Claure Farrere, si la Chine est l'extrême autre à soi, elle l'est avant tout de manière à proposer un fructueux affrontement de soi à soi, comme une vertu poétique et révélatrice du Moi. Ses théories sur l'exotisme sont à rapprocher non de l'altérité mais de l'identité et de ses travaux sur le double... (ndlr)
Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Allia, 122 pages, avril 2006, 6,10 euros