C’est une belle et riche rencontre à laquelle nous vous convions aujourd’hui: Darkplanneur a pu passer quelques heures avec le CEO France du groupe Estée Lauder, au moment où le groupe amorce une mue au travers de nouvelles acquisitions, et une digitalisation assumée, autant le dire, l’Interview Très Stratégique n’a jamais aussi bien porté son nom.
Darkplanneur: Comment va le groupe Estée Lauder ?
Henk Van der Mark: Le Groupe est dans une bonne dynamique. Notre performance est cinq fois au-dessus du marché. Nous constatons comme tout le monde un léger affaiblissement des ventes en parfumeries et grands magasins mais cela n’est pas nouveau et nous compensons en partie avec les soins vendus en pharmacies. Surtout, pour un groupe comme Estée Lauder Companies, qui est uniquement dans le prestige, dont toutes les marques sont positionnées haut de gamme, l’impact est moins fort mais c’est une évolution avec laquelle il faut compter : le secteur maquillage est un marché très dynamique et très fragmenté du fait notamment de nouveaux arrivants.
D: Quel poids pèse la France dans le groupe Estée Lauder ? En termes de chiffres et d’input ?
HVM: Pour le groupe Estée Lauder, la France fait partie des 5 gros pays en EMEA, avec le UK, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie. Le marché français vaut 3Mds d’euros en retail, c’est donc un pays qui pèse lourd dans le monde du Parfum et des Cosmétiques, particulièrement dans le haut de gamme dont nous sommes le leader mondial. La France est un marché qui est important aussi en termes d’image. C’est le pays du tourisme, avec Paris et la Côte d’Azur surtout. On l’appelle le « Window of the World », une fenêtre sur le monde très importante dans la dynamique de développement du Groupe.
D: Quelle est la vision de la beauté « Estée Lauder » en tant que groupe ?
HVM: Tout a été créé par Madame Estée Lauder : « Bring the best to everyone we touch, and being the best in everything we do ». Cette vision constitue notre ADN et irrigue notre message, porteur des valeurs familiales du Groupe et de qualité de produits et de services. C’est Mme Lauder aussi qui a créé la « High Touch », cette idée que la marque accompagne et inspire la femme qui trouve elle-même la voie vers sa propre beauté. La volonté d’accompagner les femmes tout au long de leur vie est possible grâce à des produits mais aussi grâce à des services hors du commun, visant l’épanouissement, ce que l’on appelle chez Estée Lauder le « Me Moment ».
Le « Me Moment » c’est le moment où une femme s’échappe, se retrouve avec elle-même dans un environnement de luxe, avec des produits de qualité, avec un service hors du commun. Le Groupe est très investi dans la notion de qualité, celle d’accompagnement, dans la création du lien avec cette consommatrice, en lui proposant des marques diverses et variées. La construction de notre portefeuille de marques est motivée par le désir d’accompagner cette consommatrice dans le haut de gamme.
D: Le groupe a pratiqué une série de rachats : Le Labo, Éditions de Parfums Frédéric Malle, Rodin Olio Lusso. Quelle est l’ambition derrière ces acquisitions ?
HVM: Le Groupe est depuis longtemps dans une recherche de développement de son portefeuille, cela fait partie de sa croissance. Ces marques que vous avez citées ont une forte valeur ajoutée. Les trois ont une superbe histoire de créateur, de famille, qui fait écho à notre propre histoire. Les marques comme M.A.C et Bobbi Brown sont aussi incarnées par leurs fondateurs. Nous sommes effectivement toujours à la recherche de ce type de marque, de ces petites pépites. Notre objectif est de les développer tout en gardant leur ADN.
D: Ces marques niches, intimistes vont-elles garder leur pouvoir de séduction, en intégrant un grand groupe comme Estée Lauder ?
HVM: Nous sommes des créateurs de marques, avec la volonté de les pérenniser en conservant précieusement leur authenticité, leur histoire et leur ADN. Le groupe Estée Lauder est un grand groupe, mais il a comme vocation de développer ces marques doucement, comme nous l’avons fait avec Crème de la Mer. Il y a 20 ans, Crème de la Mer était beaucoup plus petite que Le Labo ou Frédéric Malle. Aujourd’hui c’est une « Midsize Brand » mais elle demeure une marque niche, très exclusive. Elle n’est vendue que dans une quarantaine de points de vente en France, sur un périmètre de 2200 parfumeries et distribuer cette marque est un vrai point de différenciation.
L’appui du Groupe c’est aussi nos points de vente à travers le monde, dont une cinquantaine en France. Nous avons un certain savoir-faire, et ces marques aussi ont le leur: donc nous sommes dans le partage des connaissances et des savoir-faire.
D: Comment arrive t-on à garder une cohérence quand on est un groupe qui possède des marques aussi fortes qu’Estée Lauder et des petites pépites intégrées dans une Mega Brand ?
HVM: Nous accompagnons les petites pépites dans leur développement tout en respectant ce qu’elles sont. Crème de la Mer en est un excellent exemple. Nous avons toute une philosophie autour de cette approche que vous avez vous-même très bien résumée en parlant de « House of Brands ». « House of Brands » pour nous, c’est respecter les savoir-faire des Maisons, c’est les faire évoluer tout en gardant leurs spécificités, ce qui fait que ce sont des marques uniques. « House of Brands » permet aussi à des petites marques de niche, parce qu’elles sont respectées, de se sentir à l’aise. Cela a été le cas pour la marque M.A.C qui est devenue une Méga Marque.
D: Estée Lauder a été la première marque à mettre en scène dans une campagne publicitaire, une femme caucasienne, une black et une asiatique. Expliquez-nous ce parti pris.
HVM: Nous parlons à toutes les femmes, de tout âge et de toute ethnie. Nous avons des marques qui sont globales, présentes mondialement, donc nous faisons correspondre la marque aux cibles.
D: Le global devient local ?
HVM: Les marques ont en général des produits qui sont locaux, les « Local Relevancy ». La Crème Suprême de la marque Estée Lauder est un exemple parfait : présente dans le top 5 en France, elle a été créée spécifiquement pour une typologie de peau européenne, typologie qu’on ne trouve pas forcément en Asie.
« We are Global Going Local ». Nous avons des gammes de services et des gammes de produits selon les besoins et les habitudes des consommatrices. Nous avons des parfums par exemple pour le Moyen Orient. Nous les créons et développons uniquement pour le Moyen Orient.
D: Le modèle de beauté occidental est-il encore le dominant ?
HVM: Je ne crois pas. Nous cherchons à personnaliser au maximum, à être au plus près de la femme, pour lui dire : « La beauté c’est vous, on peut vous rendre plus belle, vous pouvez rester belle. » Nous accompagnons les femmes où elles sont, telles qu’elles sont.
D:En quoi la digitalisation du monde impacte-t-elle le monde de la beauté ?
HVM: C’est très important pour nous d’être à la pointe du digital, dans nos boutiques c’est primordial. On peut se renseigner sur les marques sur n’importe quel device, comme chez M.A.C . Notre Groupe est extrêmement bien digitalisé. Une preuve avec la marque Estée Lauder qui vient de signer Kendall Jenner comme égérie: elle a un record de followers (21,3M). Avec elle, la marque va toucher une catégorie de femmes, plutôt jeunes, qu’elle n’est pas certaine de toucher par les voies classiques. Et cela est cohérent avec l’évolution de la marque elle-même qui est en train de créer toute une dynamique autour du maquillage avec de nouveaux produits et de nouvelles textures. Je peux aussi citer M.A.C, qui est la marque de beauté qui compte le plus de fans Facebook (8,9M de like).
HVM: Cela nous permet aussi de transmettre les codes, l’histoire des marques et leurs savoir-faire directement à la consommatrice. Regardez l’impact de Youtube. Si les Youtubeuses ont cette force c’est parce que ce sont des fans qui se filment elles-mêmes avec le produit. Ce n’est plus la marque qui dirige, ce sont les utilisatrices de notre marque qui deviennent nos « Spoke-people ». Aujourd’hui, la consommatrice a pris le pouvoir et cela c’est la culture du digital.
D: Ca ne vous effraie pas vous ?
HVM: Ce développement est très naturel et très fort aussi. Dans le sens où c’est à nous de créer des produits de qualité, de raconter des histoires, et surtout de donner un service à la consommatrice qui lui permettent de s’exprimer sur la marque. Dans le monde de la digitalisation c’est un levier extrêmement fort. Si une cliente est contente d’avoir acheté sur clinique.fr ou sur clinique.com, car elle a reçu ses produits à l’heure, avec un accompagnement, un service …, tout ce que l’on peut attendre d’une marque haut de gamme, elle a envie de partager cela avec ses amies, et sa communauté.
D: Une application comme le « Make Up Genius », de L’Oréal, est-ce selon vous une vraie avancée ou un gimmick ?
HVM: Nous travaillons sur « on-line » et « off-line » selon nos codes. Vous allez dans une boutique M.A.C, les vendeurs et les vendeuses sont d’abord et avant tout des maquilleurs professionnels. Ces personnes sont là pour vous, au plus près de vous, pour vous accompagner, vous guider. Nous sommes vraiment dans la notion de service, la notion de vouloir apprendre la beauté à la consommatrice. C’est une transmission de savoir-faire, et une envie de créer un lien avec cette consommatrice. C’est notre pari pour l’instant.
D: Après les directrices ou directeurs artistiques de marque, voici venue l’ère des Make-Up Artists. Cette starification ne serait-elle pas un gimmick des marques qui cacheraient leur manque de créativité ou de propositions?
HVM: Pas vraiment, car l’un ne peut pas vivre sans l’autre. La force de M.A.C c’est notamment d’avoir créé LE « Make Up Artist ». Evidement le produit doit être efficace, applicable, et doit être celui avec lequel chaque femme peut s’exprimer et exprimer sa beauté. Mais la main d’un artiste qui peut conseiller en live une consommatrice, c’est cela le vrai luxe. Le luxe est de pouvoir, avec l’aide d’un professionnel, acheter le fond de teint parfait pour vous, de la bonne couleur, du bon teint… Chez M.A.C et chez Bobbi Brown, vous êtes conseillées, et vous sortez avec le produit qui vous correspond.
D: Pourquoi en 3 ans les tutoriaux ont-ils pris la place des discours de marques ? Est-ce une bonne chose ?
HVM: Les deux coexistent et se renforcent mutuellement. L’innovation vient toujours des marques, grâce à la mise sur le marché de nombreuses innovations. Les tutoriaux sont nourris par la sortie de nouveaux produits, des nouveaux gestes, des nouvelles manières pour être belle. La marque donne l’impulsion des nouvelles tendances. De nombreuses marques sont liées à la mode, et la mode change toutes les saisons… Les innovations dans le soin sont innombrables. Cela demande de nouveaux gestes, cela soulève de nouvelles questions.
D: Saint Laurent vient de lancer une proposition, les tutoriaux sur les Google Glasses. Est-ce là l’avenir de la beauté ? Vous avez vos Google Glasses, vous avez le Make-Up Artist qui vous conseille, et vous vous représentez en beauté.
HVM: De nombreuses innovations technologiques apparaissent dans le secteur de la beauté. Pour une société comme le groupe Estée Lauder, l’innovation est un élément-clé, qui justifie un prix plus élevé. Toutes nos marques sont très digitalisées, mais certaines, plus « niches », nécessitent des interactions plus personnalisées, comme Jo Malone par exemple. La technologie et son avancement permettront d’ouvrir d’autres voies c’est certain.
D: Quelle est l’ambition de Bobbi Brown en devenant l’ « Editor in Chief » de Yahoo News Beauty ?
HVM: Bobbi est une personne très connue aux Etats-Unis, c’est une femme extraordinaire qui a créé une marque aujourd’hui mondiale, une marque qui réussit extrêmement bien en France, et que nous sommes en train de développer avec plusieurs ouvertures dont celle à Aix en Provence le mois prochain. Bobbi est une experte en beauté, à la fois sur les Fashion Shows, et auprès de nombreuses stars. Elle est déjà très médiatisée aux Etats-Unis, elle est une habituée des talk shows etc. Yahoo et Bobbi ont un intérêt commun à ce partenariat pour répondre à cette soif d’apprendre des consommatrices sur le Web et parce que Bobbi, à travers une plateforme comme Yahoo, va renforcer encore son rôle d’experte.
D: Comment le groupe Estée Lauder, au travers de ses 25 marques, ambitionne t-il de s’imposer auprès de la cible des Millennials ?
HVM: Le groupe compte plusieurs marques très bien positionnées pour parler aux consommatrices millennials. Clinique en est un parfait exemple, car elle est une marque de recrutement haut de gamme et jeune. Certaines gammes de produits au sein des marques visent les jeunes. Pour entrer dans un monde digital, Estée Lauder a choisi Kendall Jenner, une femme extrêmement suivie, pour communiquer sur le nouveau rouge à lèvres Pure Color auprès de cette population très importante qui se retrouve massivement sur Instagram… Pour nous c’est un rajeunissement de la marque avec des produits qui correspondent totalement à cette cible.
D: Intéressons-nous un peu aux hommes. L’homme devient un nouvel enjeu stratégique pour les marques de beauté. Pourquoi l’avoir délaissé toutes ces années?
HVM: Nous nous intéressons aux hommes depuis des années. Par exemple, une marque importante du Groupe c’est Aramis, et Aramis, a créé le premier « grooming line » pour les hommes en 1964. Le soin homme reste un marché relativement petit, surtout en parfumerie et grands magasins. Le développement de ce segment est très important pour le Groupe. Petite parenthèse : on vient de refaire toute la gamme Clinique pour Homme. Clinique et LabSeries sont deux marques actives sur le marché français. Clinique est un acteur majeur en France, LabSeries est beaucoup plus discrète ici, vendue dans peu de points de vente, mondialement c’est une marque puissante, qui se vend très bien dans les pays asiatiques. Mais c’est vrai que c’est un marché qui reste relativement petit.
D: Quelle différence fondamentale entre l’approche de la beauté entre l’homme et la femme ?
HVM: L’homme a plus de besoins de base, ne serait-ce qu’avec le rasage. La femme est plus concernée par un rituel de beauté. Une femme cherche à prendre soin d’elle, un homme cherche des solutions : simples, classiques et efficaces. Le rituel du soin de la peau la détend, c’est le « Me Moment », un moment rien que pour elle. L’homme est plus rarement dans cette logique de plaisir et de rituel. Mais je pense que c’est en train de changer. On voit de plus en plus d’hommes prendre mieux soin d’eux, c’est une évolution qui est en marche et que nous devons accompagner aussi dans les points de vente.