À quand remonte la première véritable grande exposition rétrospective d’un artiste, comme celles qui permettent aujourd’hui, à partir d’une thématique ou d’une période, d’embrasser un ensemble révélant le travail, son évolution, le germe, la source, les recherches, les tentatives et les aboutissements ? J’imagine que Rembrandt n’a jamais connu ce genre d’évènement ; même s’il exposait chez lui et montrait ses dernières toiles, cela restait sans doute dans un cercle confidentiel. Nous avons le privilège, grâce à l’exposition d’Amsterdam, de profiter d’un rassemblement exceptionnel des dernières œuvres, celles de la maturité, de la plénitude, comme le dit le titre français de l’exposition. Les vieux pommiers ne font pas de vieilles pommes, dit un proverbe. Rembrandt en est la preuve (vivante, oui, définitivement vivante), lui dont la peinture s’est approfondie singulièrement au fil des années. La grande exposition d’Amsterdam est un superbe parcours dans l’enrichissement de la consistance d’une œuvre, dans son épaisseur. Je n’avais jamais autant ressenti la présence des sujets et approché l’énigme de l’humanité de l’art. Rien que ça. Vie et présence du modèle autant que du peintre, fixées dans la matière. Une manière/matière qu’il fait monter progressivement depuis l’obscurité périphérique vers le point subjectif de sa toile, en se permettant finalement des mouvements et des empâtements parfois véritablement telluriques (“Autoportrait en Zeuxis”). Un procédé de distribution de la lumière fréquemment utilisé, qui déplace génialement le “point” du tableau. Dans un “Portrait de Jan Six”, très libre dans les larges touches franches, la lumière projetée principalement sur les mains, en bas du tableau, est le point de départ du regard du spectateur qui remontera vers le visage en cheminant par la boutonnière. Dans le “Portrait de Jacob Trip” ou dans “L’homme en armure”, les points les plus lumineux se situent autour du visage (l’écharpe et le bonnet de nuit pour l’un, le casque et la poitrine pour l’autre, ces deux forces tenant entre elles en équilibre le véritable sujet comme deux aimants contraires autour d’une pièce métallique qui resterait suspendue. Le sujet central correspond rarement au premier point d’impact de notre œil (le triangle lumineux et blanc du buste de la “Vieille femme lisant”). Un art inégalé de la composition, de la conduite de la circulation et du mouvement de l’œil à l’intérieur de la toile. Du côté de la matière, de l’organique, on y trouve des morceaux de peinture rappelant la richesse de Rothko, mais plus de trois cents ans avant celui-ci... On ressent là une intemporalité, une existence définitive. On dit parfois de certaines œuvres anciennes qu’elles font “modernes” ; Rembrandt n’est ni moderne, ni ancien, mais là pour toujours. C’est la peinture, l’art qui parvient à préserver définitivement la vie des absents. Personne n’a selon moi aussi bien dit par la lumière et la pâte l’obscurité de l’artiste, de l’homme, de chacun d’entre nous. Sa peinture est une puissante introspection, bien au delà des autoportraits, et a le pouvoir de renvoyer le spectateur à la sienne propre. L’exposition d’Amsterdam et une belle occasion pour comprendre la dimension universelle de la peinture de Rembrandt, jamais anecdotique, évoquant profondément la condition de l’homme unique, donc seul.(Et il faudrait parler de la densité des dessins et des gravures qui ponctuent parfaitement l’accrochage.)Après le long temps passé avec Rembrandt, et étant sur place, il eût été dommage de ne pas profiter ensuite des collections permanentes du Rijksmuseum : Veermer, Hals, Van Gogh et d’autres. Erreur, la force de ce que je venais de voir avait tout emporté sur son passage, avait semé platitude, fadeur, froideur, distance. Tout semblait daté et insipide. Je trouvais autrefois Hélion bien présomptueux de se comparer (dans sa “Mémoire de la chambre jaune”), pour l’exécution d’un certain portrait, à Franz Hals. Mais non, il avait raison : il l’aurait été s’il s’était mesuré à Rembrandt. Il n’a pas osé pousser la prétention jusque là, et a bien fait.
À quand remonte la première véritable grande exposition rétrospective d’un artiste, comme celles qui permettent aujourd’hui, à partir d’une thématique ou d’une période, d’embrasser un ensemble révélant le travail, son évolution, le germe, la source, les recherches, les tentatives et les aboutissements ? J’imagine que Rembrandt n’a jamais connu ce genre d’évènement ; même s’il exposait chez lui et montrait ses dernières toiles, cela restait sans doute dans un cercle confidentiel. Nous avons le privilège, grâce à l’exposition d’Amsterdam, de profiter d’un rassemblement exceptionnel des dernières œuvres, celles de la maturité, de la plénitude, comme le dit le titre français de l’exposition. Les vieux pommiers ne font pas de vieilles pommes, dit un proverbe. Rembrandt en est la preuve (vivante, oui, définitivement vivante), lui dont la peinture s’est approfondie singulièrement au fil des années. La grande exposition d’Amsterdam est un superbe parcours dans l’enrichissement de la consistance d’une œuvre, dans son épaisseur. Je n’avais jamais autant ressenti la présence des sujets et approché l’énigme de l’humanité de l’art. Rien que ça. Vie et présence du modèle autant que du peintre, fixées dans la matière. Une manière/matière qu’il fait monter progressivement depuis l’obscurité périphérique vers le point subjectif de sa toile, en se permettant finalement des mouvements et des empâtements parfois véritablement telluriques (“Autoportrait en Zeuxis”). Un procédé de distribution de la lumière fréquemment utilisé, qui déplace génialement le “point” du tableau. Dans un “Portrait de Jan Six”, très libre dans les larges touches franches, la lumière projetée principalement sur les mains, en bas du tableau, est le point de départ du regard du spectateur qui remontera vers le visage en cheminant par la boutonnière. Dans le “Portrait de Jacob Trip” ou dans “L’homme en armure”, les points les plus lumineux se situent autour du visage (l’écharpe et le bonnet de nuit pour l’un, le casque et la poitrine pour l’autre, ces deux forces tenant entre elles en équilibre le véritable sujet comme deux aimants contraires autour d’une pièce métallique qui resterait suspendue. Le sujet central correspond rarement au premier point d’impact de notre œil (le triangle lumineux et blanc du buste de la “Vieille femme lisant”). Un art inégalé de la composition, de la conduite de la circulation et du mouvement de l’œil à l’intérieur de la toile. Du côté de la matière, de l’organique, on y trouve des morceaux de peinture rappelant la richesse de Rothko, mais plus de trois cents ans avant celui-ci... On ressent là une intemporalité, une existence définitive. On dit parfois de certaines œuvres anciennes qu’elles font “modernes” ; Rembrandt n’est ni moderne, ni ancien, mais là pour toujours. C’est la peinture, l’art qui parvient à préserver définitivement la vie des absents. Personne n’a selon moi aussi bien dit par la lumière et la pâte l’obscurité de l’artiste, de l’homme, de chacun d’entre nous. Sa peinture est une puissante introspection, bien au delà des autoportraits, et a le pouvoir de renvoyer le spectateur à la sienne propre. L’exposition d’Amsterdam et une belle occasion pour comprendre la dimension universelle de la peinture de Rembrandt, jamais anecdotique, évoquant profondément la condition de l’homme unique, donc seul.(Et il faudrait parler de la densité des dessins et des gravures qui ponctuent parfaitement l’accrochage.)Après le long temps passé avec Rembrandt, et étant sur place, il eût été dommage de ne pas profiter ensuite des collections permanentes du Rijksmuseum : Veermer, Hals, Van Gogh et d’autres. Erreur, la force de ce que je venais de voir avait tout emporté sur son passage, avait semé platitude, fadeur, froideur, distance. Tout semblait daté et insipide. Je trouvais autrefois Hélion bien présomptueux de se comparer (dans sa “Mémoire de la chambre jaune”), pour l’exécution d’un certain portrait, à Franz Hals. Mais non, il avait raison : il l’aurait été s’il s’était mesuré à Rembrandt. Il n’a pas osé pousser la prétention jusque là, et a bien fait.