La forme de la « lettre » indique déjà que l’on se place dans le registre de l’intime et non dans celui d’une réflexion à distance visant à un commentaire d’allure neutre. Le critique a besoin d’écart pour produire un discours qui se présente comme impartial, d’analyse pure. Le lecteur n’a pas ce souci : il est d’abord dans un échange, un corps à corps avec le texte, et il faut sans doute entendre aussi dans le titre d’Anne Malaprade quelque chose comme avoir les lettres au corps, la littérature dans la peau. Ce qui est mis sur la table, c’est bien « une vie de lecture » (p39) ; « j’existe par ce que je lis et lie » (p41). La formule peut sembler extrême, mais seulement pour ceux qui considèrent la lecture comme un divertissement. Un vrai lecteur lit sa vie, la vie, à travers les livres, et les livres à travers sa vie, continuellement. Anne Malaprade montre bien qu’avec certaines œuvres on dépasse l’étude littéraire ou un pur plaisir de lettré ; lire engage alors tout l’être, et en premier lieu le corps et la mémoire affective, dans une relation de tension qui peut être violente et ramène au jour des expériences personnelles, parfois des souffrances fondatrices. « Dans chacun de vos poèmes le flash désaveugle. Je suis le tortionnaire. Malgré moi le corps de l’autre (l’enfant, la mère) est un objet de chair dont j’éteins toutes les lumières. (…) Contre chacune de vos lignes je retrouve le contact qu’il n’aurait jamais fallu abîmer. Mais ça a déjà eu lieu. La pensée et le désir de faire disparaître ceux qui vous ont portée. (…) Les mots attaquent au corps. » (p16)
Dans ce petit livre, Anne Malaprade écrit la face cachée de la lecture, celle dont on ne parle pas parce qu’elle est trop personnelle, peu partageable parce qu’elle nous expose trop. On remarquera que certaines lettres se présentent comme des poèmes en vers libres permettant ce dévoilement de soi comme à la limite de ce que le lecteur peut dire de son expérience : « J’écris à côté, ne sachant départir le lieu des lectures de celui de leur réception. » (p11) Voilà l’enjeu, et le retournement : non pas commenter ou expliquer le texte, mais exprimer l’effet de ce texte sur soi, ce qui revient à faire du lecteur un auteur à part entière. Un écrivain part de la réalité ou de sa vie ou de la langue, directement : ici, on a une médiatisation, on part d’un livre, mais pour aboutir au même point. S’opère une sorte de passation de pouvoir, de relais : « Peut-on hériter d’un homme qui n’est pas son père ? Doit-on voler l’héritage ? Arrache-t-on la possibilité d’être transmise par l’Autre à celui que l’on n’a jamais approché ? » (p.28) La réponse est oui, pour peu que l’on veuille aller au bout du trajet : la naissance du lecteur à lui-même en tant qu’auteur.
D’une certaine façon, ce livre est un livre de dettes, mais d’une autre façon, et plus encore, c’est un livre d’émancipation.
[Antoine Emaz]
Anne Malaprade, Lettres au corps, Editions Isabelle Sauvage, 48 pages, 10€