Toulouse Hors Cadre
C'est d'abord une question d'intonation. Les Toulousains, lorsqu'ils s'égosillent Allez Toulouse ! sur une passe d'armes de leur équipe, ont la voix qui grimpe dans les aigus. Lorsque le mouvement s'enchaîne et que soudain, tout devient possible, les Poussez, Poussez fleurissent allègres et bonhommes. Pour un Parisien descendu Place du Capitole, c'est comme si une multitude de jardiniers, du genre fous chantants, jouaient un rôle de composition dans Mary Poppins au rugby.
Loin de Cardiff et rivée aux pixels de l'écran géant hissé sur l'Hôtel de ville, la foule a de toute façon le don d'ubiquité. Les bandas sont de sortie. Quand Guy Novès apparaît, visage de star raviné, puis au moment où Fabien Pelous esquisse son sourire blessé, navré de s'être mis dans le pétrin, il est bien difficile de ne pas entrevoir - inflexion de l'image en très gros plan sur le réel - à quel point ces trognes transpirent les films de Scorsese.
Le Capitole n'est que le noyau central d'une galaxie de places en émoi : c'est la fête au village toulousain. Réminiscences folâtres pas si éloignées des toiles de Brueghel l'Ancien. Mais pas un seul mauvais geste de la part des spectateurs. Hors stade, comme au stade, l'esprit du Capitole demeure du pur plaisir.
Lorsqu'il devient évident que Toulouse n'est pas exactement en veine, les grands moulinets des bras disent plus le désappointement que la rage. Toulouse a bien démarré, puis s'est laissée piéger. Pick and go. Sous les arches, les cafés ont été avalés par une foule gulliverienne. Les équilibres sont tous relatifs, sur la pointe d'un pied ou le pommeau d'un genou. Quelques garçons de café transitent encore au milieu de centaines de regards tendus. Hagards ils ne regardent plus guère au-delà de dix centimètres, leurs plateaux abandonnés quelque part au milieu de leurs bras. Ballet drolatique de ceux qui n'ont plus vraiment de quoi étancher la soif des supporters. Ce soir, la bière ne suffit pas. Les packs de joueurs ont remplacé au fond des prunelles les packs à boire. La pluie, docile, a cessé très ponctuellement au coup d'envoi. Prolixe, le soleil a visé les briques rouges de la Place et le fond d'écran, joueur, s'est vanté d'accrocher des nuances électriques dignes des polaroïds d'antan. Météorologiquement, on peut dire que le match a été remporté haut la main par le Capitole.
La fin des haricots, c'est pour bientôt : 13-16 pour les Irlandais du Munster. Les trois points toulousains manquants resteront en suspension, planeront jusqu'au petit matin un peu partout dans la ville, jusqu'à l'aéroport où se poseront enfin les joueurs.
Mais on n'en est pas encore là. Plaquée contre l'une des enseignes de la Place, je ne vois de l'écran qu'un puzzle. Lorsque les taches rouges et noires s'accumulent à l'horizon, c'est que le Stade y croit encore et entame une nouvelle offensive. Mon voisin, une armoire de plusieurs mètres (au moins deux), a la joue striée de balafres bicolores et il sait de quoi il parle. Il me renseigne quand il le juge nécessaire, d'un unique mot coincé sur un sourire complice. Il lance "à côté", ou "raté", ou "ça va passer" et je devine qu'Elissalde a marqué la pénalité, à 48 mètres face. A ma gauche, un couple commente la rue de Cardiff proposée en miroir à la rue toulousaine jusqu'aux girafes, ces énormes coupes de plastique de 2,5 litres voire de 5 litres de bière. Trophées en toc. Le drop d'Heymans soulève la Place de quelques mètres.
Plus tard, Place Saint-Pierre, certains traînent leur cafard, drapeaux en berne. Cependant on danse et on chante devant le Bar Basque, on s'envoie des "Alors ce soir on pleure, hein ?" et le rire lanterne sous la déception. Le Pont Saint-Pierre illuminé de mauve et d'or poursuit dans la nuit un bizarre rêve orientaliste. Rue de la Soif, les pubs alignent une main de poker. Certaines façades évoquent les décors du cinéma d'avant-guerre, XXème siècle : plaques d'émail, murs enfumés par le temps, portes cochères qui en ont vu d'autres. Devant l'une de ces devantures à l'emporte-pièce, un homme assis sur un canapé de cuir pourri boit au goulot un truc qui m'échappe. Une lampe d'appartement soclée sur pied donne le change d'un salon à ciel ouvert. Il me lance : "C'est fou ce qu'il y a comme monde chez moi, ce soir". Les passants se marrent. Je dérape sur les pavés dépareillés. Des talons de 12 serait-ce pour la beauté du geste, c'est surhumain un soir de match.
La tête en virgule, je me demande si c'est l'ivresse flottante qui me fait entendre, de retour sur le Capitole, cette phrase d'un homme qui, fatal, préfère le foot au rugby : "Vrai, c'est beau, cette Place du Capitole, mais vous voyez, elle est trop basse". Il le dit en désignant le ciel, juste au-dessus de nous.
Isabelle Rabineau
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