La mémoire en montage chez Anne Carson
«La mort de l’autre, non seulement mais surtout si on l’aime, n’annonce pas une absence, une disparition, la fin de telle ou telle vie, à savoir la possibilité pour un monde (toujours unique) d’apparaître à tel vivant. La mort déclare chaque fois la fin du monde en totalité, la fin de tout monde possible, et chaque fois la fin du monde comme totalité unique, donc irremplaçable et donc infinie.» — Jacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde.Sur le dos d’une boîte rigide, au gris terne des pierres tombales, on lit cette inscription: «When my brother died I made an epitaph for him in the form of a book. This is a replica of it, as close as we could get. – Anne Carson.» Sur la tranche, le titre : Nox, qui signifie «nuit» en latin. Et sur le devant, une photo en noir et blanc, celle d’un enfant portant un maillot de bain trop large et de grosses lunettes de plongée. Il faut ouvrir la boîte, comme on ouvre une boîte à souvenirs, ou comme se ferme une sépulture, pour déplier un livre-accordéon de 200 pages et découvrir l’élégie que l’écrivaine canadienne a composée pour son frère mort : un montage de photos, de lettres, de dessins et de textes qui offre une réflexion touchante et dense sur l’absence.
Anne Carson est une poète, essayiste, traductrice et professeure d’histoire et de littérature classique torontoise. Elle a publié une quinzaine d’ouvrages, souvent à mi-chemin de l’essai académique, de la poésie et du journal intime. Dans ses romans en vers comme Autobiography of Red: A Novel in Verse (1998) ou The Beauty of the Husband: A Fictional Essay in 29 Tangos(2001), elle mélange déjà genres et époques, histoire classique et éléments autobiographiques en questionnant la perte de l’être aimé ou la mort d’un proche. Nox, sa dernière oeuvre, est la reproduction du journal que Carson a tenu après la mort de son frère mort en 2000, alors qu’elle ne l’avait pas vu depuis 20 ans. Elle y a assemblé toutes les informations recueillies sur lui afin, dit-elle, d’essayer de percer le mystère qu’il était devenu.
Mais la particularité de ce livre est de contenir, en alternance avec les souvenirs personnels du frère, la déconstruction d’une élégie écrite par le poète latin Catullus au 1er siècle av.J.C. pour son frère mort. Ainsi, après avoir retranscrit dans sa totalité, et en langue originelle, le poème 101 de Catullus au début du livre, Anne Carson le démantèle en proposant sur chaque page de gauche la définition polysémique et subjective des 63 mots qui le composent. À la manière des romans de traduction où le texte originel et sa traduction se déploient de part et d’autre de la tranche du livre, les yeux du lecteur glissent ici de la déconstruction du poème sur les pages de gauche au matériel hybride accumulé sur les pages de droite : des réflexions théoriques, des éléments biographiques, mais aussi des photocopies de lettres, de cartes postales, de timbres, de photographies de famille et de peintures.
Crédit: thisissuperserious.com Derrière ses airs de récit intime, Nox n’a donc rien d’un journal. Ni même d’une biographie. Ce que dévoile l’écrivaine sur sa vie privée à travers cet accordéon de 200 pages peut être résumé en quelques lignes. C’est un livre qui impose une distance intellectuelle et réflexive au lecteur. Carson reprend les outils qui ont déjà été les siens dans ses précédents ouvrages: la confrontation de textes classiques et modernes, de figures antiques et contemporaines, de personnages canonisés par l’Histoire et de proches qui n’entrent pas dans l’histoire collective, entre textes latins et anglais, entre poésie et essai dans une forme globale fragmentée qui flirte entre l’essai et la poésie.
Si Nox est un objet de mémoire, c’est un objet troublant qui ne se fixe ni sur le biographique, ni sur l’Histoire; qui, de l’élégie, n’a pas le pathos; qui, du portrait du frère, se fixe sur ses silences et ses zones d’ombre; qui, en monument funéraire, tente de fixer une mémoire déjà enfouie, déjà disparue et inaccessible. C’est un objet qui draine des questions auxquelles on ne peut jamais répondre, devant le scandale de la mort de l’autre, scandale unique à chaque fois comme dirait Derrida, et donc infini. Comment survivre à ce scandale? Comment témoigner de ce qui n’existe plus? Comment mettre en mémoire l’autre sans le trahir? Comment capturer de l’autre cette chose, innommable, intime, qui à jamais nous échappe, et qu’il emporte avec lui?
Crédit: thisissuperserious.com Plutôt que de portrait, il faudrait peut-être parler d’un processus ou d’une méditation sur la perte; ou alors d’un portrait en négatif et en mouvement, plein de silences, de trous, d’ignorances et d’énigmes qu’on veut irrésolues, pour que jamais ne se figent les traits de celui qui est parti.
(Paru sur le webzine Ma Mère Était Hipster le 25 novembre 2014)