Les normes européennes et l’appétit des géants de l’agroalimentaire bousculent la tradition du fromage au lait cru.
En 1962, Charles de Gaulle remarquait qu’il était impossible de gouverner un pays qui compte autant de fromages. La France est peut-être tout aussi difficile à gouverner aujourd’hui, mais ce n’est plus à cause de ses fromages, puisque 90 % des producteurs ont soit mis la clé sous la porte, soit fini entre les mains des géants de l’industrie laitière.Et cela grâce à un cocktail de mesures sanitaires draconiennes prises à Bruxelles contre les produits au lait cru et de rachats hostiles par ceux qui veulent accaparer le marché. Le lait non pasteurisé, qui donne un goût unique au fromage, a été peu à peu marginalisé sous des prétextes fallacieux de santé publique après un lobbying acharné de l’industrie agroalimentaire, mené au détriment du consommateur mais à l’immense avantage de ceux qui fabriquent des fromages pasteurisés. Ces derniers pourront rester jusqu’à un mois dans les rayons des supermarchés, alors que beaucoup de fromages au lait cru risquent fort de ne plus être consommables au bout de dix jours.La France produit plus de 1 000 sortes de fromages et elle est le deuxième consommateur de fromages en Europe après la Grèce. Mais les produits au lait cru ne représentent plus aujourd’hui que 10 % du marché, contre 100 % il y a soixante-dix ans. La guerre du fromage est particulièrement féroce autour du village de Camembert, où il ne reste plus que cinq producteurs locaux authentiques.La région n’a pas résisté à une culture qui favorise les chaînes de fabrication capables de débiter 250 000 camemberts par jour. “Les gros industriels ne tolèrent pas l’existence d’autres modes de production”, explique Véronique Richez-Lerouge, fondatrice de l’association Fromages de terroirs, qui lutte pour protéger les fromages traditionnels au lait cru et a récemment publié un livre intitulé France, ton fromage fout le camp. “Ils sont déterminés à imposer une homogénéité fade au consommateur, des objets en forme de fromage au goût médiocre et de mauvaise qualité, car le processus de pasteurisation tue le produit. Les multinationales se fichent complètement des petits producteurs et, avec l’entière coopération des pouvoirs en place, elles ont balayé deux mille ans de savoir-faire”, poursuit-elle.“Les grands fromages français sont aujourd’hui en voie d’extinction. Les petits producteurs sont tout simplement écrasés par des compagnies comme Lactalis et ses 15 milliards d’euros de chiffre d’affaires ou Bongrain (4,4 milliards d’euros). Ce qui est en jeu ici, ce n’est rien d’autre que le patrimoine culturel français et la liberté de choix du consommateur.”Variétés disparuesLes fromagers industriels ont également réussi, par la voie juridique, à détourner l’appellation d’origine protégée (AOP). Résultat : les fromages pasteurisés et fabriqués à la chaîne représentent presque 50 % de cet espace protégé, menaçant encore plus une espèce en voie de disparition. Aujourd’hui, 70 % du cantal AOP est pasteurisé, ainsi que 80 % de l’ossau-iraty du Pays basque.Pour la fourme d’Ambert, on atteint le taux ahurissant de 97 %. Où est le problème, me direz-vous ? Pourquoi le fromage fabriqué par un géant alimentaire ne serait-il pas aussi bon qu’un vacherin des Bauges ou qu’un colombier des Aillons, pour ne citer que deux nobles noms de la liste de plus en plus longue des variétés disparues ? “Pour commencer, presque tout le prix du fromage d’un petit producteur sert à couvrir le coût du matériel utilisé”, explique Romain Olivier, maître fromager affineur à la fromagerie Philippe Olivier à Boulogne-sur-Mer, du nom de son père, président du syndicat des 3 200 derniers détaillants de fromage en France.“Pour les gros producteurs, les coûts logistiques du fromage au lait cru sont beaucoup trop élevés, parce qu’il faut collecter le lait, le transporter, l’analyser (il est parfois refusé) avant d’entamer le processus de fabrication. C’est pourquoi ils préfèrent le lait pasteurisé.”Les détaillants de fromage sont eux aussi une espèce en voie de disparition. Les fromages français sont vendus pour 95 % dans les supermarchés, et même là les comptoirs spécialisés disparaissent les uns après les autres en faveur de rayons débordant de produits tartinables, chimiques et aux arômes artificiels. Une vraie lueur d’espoir vient de Chine.Selon Romain Olivier, après les réticences qu’ils montraient par le passé à consommer du fromage, les Chinois viennent de découvrir qu’il se marie à merveille avec le vin rouge, qu’ils importent aujourd’hui par pièces entières.—Ana Pouvreau et Mark Porter
Publié le 26 août 2014 dans Newsweek (extraits) New York