Emile Besson (à droite) avec Bernard Hinault, en 1985.
«Il n’y a pas de grands hommes, quand on a juste fait ce qu’il fallait faire.» Dans le creuset battant de son cœur, chacun possède et préserve jalousement ses héros. Émile Besson, qui s’est éteint dans la nuit de dimanche à lundi, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, était l’un de ces personnages rares qui comptent dans la transmission d’un monde. Ce héros-là a traversé les siècles avec l’élégance narquoise de ceux qui savent ce qu’ils ont accompli en ampleur, et le charme communicatif des combats menés, heureux depuis longtemps d’avoir à ne plus les justifier. Émile Besson, alias Mimile ou Milou, selon la chronologie de son compagnonnage dans le rang de l’amitié, a été l’une des figures d’une autre race que celle des journalistes dits sportifs. Avec son compère Abel Michéa, mort en 1986, ils ont agrégé à eux, pour le bonheur de générations de lecteurs de l’Humanité, une densité historique et politique qui faisait langage, inventant un phrasé qui engageait l’espoir dans ce qu’il a de plus sacré et touchait l’âme des gens. Et pour cause. Émile Besson, qui aurait pu être enfant du labour ou de l’atelier, vient lui aussi de tout en bas, «le plus bel endroit pour regarder vers le haut», disait-il. Un certificat d’études primaires en poche – et rien d’autre –, il s’engage très tôt dans la Résistance, dans le département de l’Ain, où la famille a suivi le père, facteur à La Poste. En 1942, il a dix-sept ans. Dans les villes de la Bresse et du Grand Lyonnais, mais aussi dans le maquis, il entre dans la brigade anti-Gestapo. «J’avais la carte numéro 82, se souvenait-il. Une carte prestigieuse, car la brigade comptait peu de membres… J’étais le plus jeune. C’était un boulot ingrat, dangereux, pas toujours joli-joli pour un homme de mon âge. Mais j’ai toujours fait ce que je devais faire.»Au lendemain de la Libération, Mimile adhère au Parti communiste français, qu’il ne quittera jamais. Monté à Paris, il travaille comme livreur à bicyclette (signe prémonitoire), puis coursier à l’agence de presse communiste l’Union française d’information (UFI). Rapidement, il écrit de courts articles, avant d’être embauché au service des sports de l’Humanité, en 1953, où il restera jusqu’à sa retraite, en 1987. Le journaliste Émile Besson prend la route: celle principalement du cyclisme et du Tour de France, qu’il suivra sans interruption à trente-cinq reprises. Le temps d’imposer un nom, une signature, une réputation, un regard singulier. Avec Abel Michéa et Pierre Chany, journaliste à l’Équipe, tous les trois issus de la Résistance et de la lutte armée, Émile Besson devient l’un des «raconteurs» de l’épreuve mythique, qui n’avait pas encore occis sa propre légende jusqu’à enfanter l’événement banalisé planétaire auquel nous assistons aujourd’hui. En ce temps-là, Mimile parle d’égal à égal avec les vrais héros versifiés du peuple, les Bobet («ce n’était pas un homme de droite, c’était un gaulliste!»), les Anquetil, les Poulidor, transformant peu à peu la relation de travail en liens d’amitié forts, souvent intimes. Plus «poulidorien» qu’«anquetiliste», contrairement à Michéa, Besson invente l’expression «Vas-y Poupou!», adoptée par le peloton et le public. «C’est l’une des choses dont je suis le plus fier, racontait-il. Non seulement j’ai trouvé “Poupou”, mais j’ai cloué le bec à Michéa, Fallet et Chany!»
Émile reconnaissait volontiers ne pas avoir la facilité d’écriture d’Abel Michéa ou de Pierre Chany. Il en nourrissait un vieux complexe, compensé par sa hargne d’autodidacte. «À mes débuts, j’ai dû faire de gros efforts. J’ai tout appris: l’orthographe, la syntaxe, la grammaire…» Premier journaliste français à suivre la Course de la paix, disputée entre Prague, Varsovie et Berlin, il collabore à Miroir Sprint, puis intègre l’équipe fondatrice de Miroir du cyclisme. Titulaire de la croix de guerre, médaillé de la Résistance: les distinctions, qu’il goûtait peu, ne s’arrêtèrent pas là. Chevalier de l’Ordre national du mérite, Légion d’honneur (remise par la ministre Marie-George Buffet), puis, bien sûr, la médaille du Tour. «S’il fallait n’en garder qu’une, je choisirais ma croix de guerre. La Légion d’honneur se distribue. La croix de guerre, elle se gagne!»
Croyez-nous sur parole. Être adoubé sur le Tour par Émile Besson valait tous les passeports. Il y avait du «père» chez lui, mêlé d’un «troubadour» hors normes. Mais surtout, il était le «libre passeur» d’une existence totémique. Mimile portait dans ses sacoches de la Grande Boucle le témoignage d’un âge d’or du journalisme auquel nous aspirions tous. «Derrière le sport, il y a des individus ; derrière les individus, il y a des destins, et dès que nous avons à écrire sur des destins, nous touchons à l’âme humaine», avouait-il, lui qui avait perdu un fils, Jean-Jacques, en 1970. Rendez-vous compte : serrer la main d’Émile Besson, c’était serrer la main de qui avait serré celles des Robic, Coppi, Bartali, Vietto, Bobet, Anquetil, Poulidor, Hinault… Des mains qui exigeaient des champions un supplément d’incarnation du peuple en un temps où la légende des cycles se racontait encore avec onirisme – et bien plus encore. Nous pensons à sa fille Élisabeth, à ses petits-enfants, à sa sœur Colette, qui nous racontait, hier: «Milou est allé voter, dimanche, comme d’habitude. Il avait toujours l’ardeur du militant et du citoyen, attentif aux heurts du monde et à l’avenir de son pays. Puis nous avons organisé un repas de famille pour voir les résultats. Il était fatigué. Alors il est parti se coucher. Et il est mort dans la nuit.» Nous leur transmettons bien plus que notre amitié, le salut chaleureux et fraternel dû à une famille nourrie à l’ardeur des combats, qui n’a jamais cessé d’être celle de l’Humanité. [ARTICLE publié dans l'Humanité du 25 mars 2015.]