« Le bras armé de Moscou » – c’est le nom que les Occidentaux ont donné à l’entreprise gazière russe Gazprom. La possibilité de contrôler l’approvisionnement d’énergie est effectivement une source de pouvoir. De façon certaine le gouvernement russe a un réel intérêt dans le contrôle des échanges de gaz avec les pays européens et s’inscrit dans une situation de quasi monopole énergétique sur le continent à long terme. Aucune décision n’est prise sans l’accord préalable de Poutine, qui en tant que joueur d’échecs prévoyant prépare toujours en amont son champ de bataille : ses vassaux sont partout. Dmitri Medvedev, par exemple, est l’ancien président du conseil d’administration de Gazprom et le bras droit du président aujourd’hui.
Contexte
En Allemagne, Gazprom, notamment grâce aux connections de Poutine, a des relais d’influence importants. Ils se trouvent dans l’administration, aux têtes des grandes entreprises allemandes et dans le domaine de sport. Un acteur important est Gazprom Germania qui est une filiale à 100% de Gazprom Russie, ayant son propre réseau d’entreprises en Europe, qu’elle possède entièrement ou partiellement, ce qui permet, entre autres, de simplifier l’imposition sur les importations en Europe.
De l’autre côté, se positionne la Commission Européenne qui joue aussi sa carte en Allemagne. Les entreprises E.ON (qui est aussi un actionnaire de Gazprom), BASF, RWE, doivent-elles agir dans le cadre légal de l’Union Européenne, qui de son côté poursuit ardemment les ententes illégales, les pratiques de concurrence déloyale et qui n’envisage pas du tout de modifier sa position concernant les irrégularités présumées dans les appels d’offre du South Stream.
Jusqu’à novembre 2014, l’Allemagne semblait être la base principale de Gazprom en Europe. En outre, le pays représente une source importante de revenus pour l’entreprise. Il est évident, que Gazprom vise à détenir le monopole de l’approvisionnement d’énergie en Allemagne, en mettant la pression sur les distributeurs existants de l’énergie. Un des axes principaux d’accroissement de puissance est sa stratégie de rachat des entreprises distributeurs. L’ambition de Gazprom est de s’approcher du client final pour couvrir le marché énergétique entier en Allemagne, c’est à dire toute la chaine de valeur à partir de la matière première, donc le gaz, comprenant la construction des centrales électriques, jusqu’à la distribution de l’énergie.
Pour améliorer son image devant les clients finaux, donc sa cible principale, en 2006, Gazprom devient le sponsor du club de foot FC Schalke 04 à Gelsenkirchen. C’est un élément tactique marketing bien conçu qui vient appuyer la stratégie d’influence globale de la firme, car le football occupe une place significative dans la culture allemande.
Points forts de cette stratégie
Gazprom est le premier producteur et exportateur de gaz dans le monde. Le géant possède 18,3% des réserves mondiales de gaz et une infrastructure nécessaire pour sa distribution. L’Allemagne est le premier marché de Gazprom en Europe. Actuellement, le pipeline North Stream a une capacité de 27,5 bcm par an et transporte le gaz russe directement à Lubmin en Allemagne.
Avec la mise en place de l’« Energiewende », les Allemands ont peu d’alternatives au gaz en ce moment et sont obligés d’importer l’énergie de l’extérieur pour encore un certain nombre d’années, jusqu’à ce que l’éolien et le solaire satisfassent complètement la demande. La rentabilité du commerce conventionnel de l’énergie est sur une pente décroissante, en effet, le pays a abandonné le nucléaire, mais la finalisation de la reforme énergétique dans sa continuité prendra encore du temps. En parallèle le Kremlin assure un soutien financier à Gazprom en cas de perte de vitesse.
Gazprom est une entreprise détenue majoritairement par l’Etat russe, où le président joue un rôle primordial dans la gestion de cette entreprise. Les décisions sont prises en cohérence avec la politique étrangère actuelle du pays. En Allemagne, Poutine réussit à mettre en place un système de lobbying influent. Tout d’abord, Gazprom trouve le soutien de Henning Voscherau (SPD) qui était le maire de Hambourg entre 1988-1997, en même temps que Poutine a poursuivi sa carrière politique dans la mairie de St. Petersburg. Mentionnons, que depuis les années 50, Hambourg est la ville partenaire de St. Petersburg. Aujourd’hui, Hennig Voscherau fait partie du conseil d’administration de South Stream, une compagnie de gaz, détenue à 50% par Gazprom.
D’autre part, Voscherau a un frère, Eggert Voscherau, qui était à la tête du géant allemand BASF (secteur chimique) jusqu’au mai 2014. Par sa filiale Wintershall, BASF est impliqué dans le South Stream Transport AG, qui est responsable de la construction offshore du gazoduc dans la mer Noire.
D’autre part, il est connu, que Gerhard Schröder, ancien chancelier d’Allemagne est un ami intime de Vladimir Poutine. De même, il a scellé la mise en place du projet North Stream pendant son mandat de chancelier, puis il obtient même un poste haut placé après sa carrière politique au sein de Nord Stream AG. Depuis, avec son réseau d’influence important, il est un des principaux lobbyistes pour Gazprom.
Pour le grand public, Gazprom a engagé l’ancien joueur de l’équipe nationale, Franz Beckenbauer, qui agit en tant qu’ambassadeur officiel de l’entreprise en Allemagne.
Une démarche discrète
Afin de ne pas déclencher de réactions trop vives de la part de l’opinion publique allemand, Gazprom préfère tenir son agenda caché, notamment ses rencontres avec les chefs de grandes entreprises allemandes. Un des exemples est la rencontre en Bavière, le 27 février 2012 concernant la construction des centrales électriques. Les représentants de grands groupes énergétiques comme E.ON et des entreprises régionales comme Erdgas Schwaben ainsi que les représentants du gouvernement, avec un grand étonnement, ont écouté les revendications de Gazprom, qui revendiquait des prises de participations massives au capital des centrales électriques au gaz naturel en Allemagne.
Pour gagner la confiance des allemands, Gazprom sponsorise et joue donc aussi un rôle décisif dans la FIFA, l’UEFA, Chelsea et Schalke 04. Dans le contrat de sponsoring de FC Schalke 04, il s’agit de 15 millions d’euros par an ainsi que le financement des maillots et le versement des primes jusqu’à 2017.
D’autre part, entre 2004 et 2010, Vladimir Kotenov, ambassadeur de Russie à Berlin à l’époque, est connu pour l’organisation de couteux galas et d’événements culturels. Après son mandat il reprend le poste d’ambassadeur de Gazprom en Allemagne. Un an plus tard, il est licencié sur ordre de Moscou pour des raisons inconnues. Apparemment, les soirées où l’on pouvait voir, entre autres, Thomas Gottschalk, Günther Jauch, Lothar de Maizière et Jette Joop dépassent finalement le budget de l’entreprise…
En 2003, BASF annonce un Joint-Venture entre Wintershall (sa filière) et Achimgaz pour la création de Wingas, détenue à 49% par Wintershall. Ce mouvement donne à Gazprom le premier accès direct aux consommateurs finaux. Fin de l’année 2014, une opération de vente de 49% des parts à Gazprom est prévue : Wingas appartiendra à 100% à Gazprom en échange des exploitations des gisements de gaz communs en Russie. Mais ce deal est annulé le 18.12.2014. Par conséquence, cette annonce a, entre autre, des effets négatifs sur le cours de l’action de BASF.
Toujours en 2003, Gazprom joue un de ces partenaires contre l’autre. Sa coopération avec Wintershall met la pression sur Ruhrgas (concurrent de Wintershall), ce qui pousse l’entreprise allemande à vendre des parties de ses filiales en dehors de l’Allemagne et de coopérer sur le projet Nord Stream.
Mi-2003, des grands groupes allemands commencent à s’impliquer dans d’importants projets infrastructurels en Russie : BASF, Daimler Chrysler Services AG, Henkel, DAW, Phoenix, Russian Utilities System. Une coïncidence ou les mesures de renforcement de la coopération ?
En novembre 2012, Gazprom Marketing & Trading (Angleterre) rachète Evacom, ce qui permet au consortium russe de devenir un fournisseur d’électricité pour les consommateurs finaux.
Depuis 2007, les négociations sont en cours avec E.ON et RWE pour la construction d’un Joint Venture pour la construction d’une centrale électrique. Gazprom mène également des discussions sur des « gros projets d’infrastructure » avec le directeur général de E.ON Johannes Teyssen (qui fait également partie du lobby pour l’énergie nucléaire « Energiepolitischer Appell ») et Klaus Schäfer, directeur financier de E.ON.
Bilan
Depuis des années, Gazprom conduit une stratégie offensive en Allemagne. Néanmoins, début de mois de décembre 2014, Alexeï Miller annonce l’annulation du projet South Stream. Un stratagème politique, selon les experts. Evidemment, le but de Gazprom est d’intégrer le marché allemand, mais la méfiance de ce peuple augmente depuis la crise ukrainienne, ce qui impacte la stratégie initiale de la firme. L’empire russe se voit forcé à employer des nouvelles méthodes, comme celle des annonces choquantes.
La restructuration d’un des partenaires principaux de Gazprom en Allemagne joue aussi un rôle important : la division de E.ON en deux branches différentes – électricité verte et réseaux énergétiques d’un côté et commerce de l’énergie et centrales de l’autre. Ce changement stratégique marque la dégradation symbolique de l’importance du gaz naturel en tant que source d’énergie pour l’Allemagne, ce qui plonge Gazprom dans des difficultés à venir.