Il y a très exactement deux mois, nous poussions un " coup de gueule " suite à des photos de sans-abris volées et qui allaient être exposées d'une manière qui nous a tous profondément choqué : voir l'article.
Nous avons donc :
- publié un article sur notre site
- contacté les organisateurs de l'exposition qui ont annulé la participation de la jeune photographe
- rencontré la responsable de Fétard et la journaliste à leur demande
Après une discussion fort intéressante, les uns et les autres ont pu exprimer leurs avis. A son issue, il était même convenu que la jeune photographe viendrait en maraude avec nous afin de mieux comprendre ce que nous lui reprochions et l'impact de sa démarche intrusive en allant à la rencontre des personnes sans-abri de manière plus respectueuse...
Et puis plus de nouvelles... Jusqu'à ce que le magazine Fisheye publie l'article ci-après.
Explication de texte :
L'affaire est passée inaperçue. En janvier, une artiste a pourtant disparu du festival Circulation(s), dédié à la jeune photographie européenne. Hellena Burchard, 25 ans, fraîchement diplômée des Gobelins, l'Ecole de l'image, avait été sélectionnée pour ses images de sans-abris endormis.
Eut-égard à son jeune âge et à sa carrière naissante, nous n'avions quant à nous pas cité le nom de la jeune femme. Et dans le même esprit, nous n'avions diffusé que le son de la vidéo promotionnelle où elle expliquait sa " démarche ". Fisheye n'hésitant pas à dévoiler son nom, la voici donc officiellement promue au rang de victime incomprise...
Ses clichés, imprimés à taille humaine, ne devaient pas être accrochés au mur du CentQuatre, lieu d'exposition parisien, mais plaqués au sol, sous les pieds des visiteurs. " Je souhaitais non seulement interroger le regard du spectateur sur ce qu'il voit au quotidien, mais aussi engager son corps, amené à dégrader lentement les pièces présentées, en métaphore d'une réalité qu'on oublie " explique-t-elle.
Or, ce n'est pas tout à fait ce qu'expliquait Hellena au générique de la vidéo " promotionnelle " de son travail. Une vidéo que la directrice de l'exposition n'avait même pas vue, comme elle nous l'a affirmé lors de notre rencontre... Elle disait alors : " Les photos sont tirées sur du papier de piètre qualité. Il est important que le papier soit fragile afin qu'il se dégrade au fil du temps et des passages. Tout comme ces personnes, il s'émiettera et finira par disparaître totalement, sans laisser aucune trace ". Ce qui ne change pas grand chose au problème même si le discours se fait plus artistique et professionnel...
Une vidéo promotionnelle, dans laquelle la jeune artiste expliquait maladroitement sa démarche et précisait n'avoir demandé aucune autorisation est repérée par Entraides-Citoyennes.
Rendons à César ce qui est à César : comme nous l'avons dit, c'est une internaute qui, choquée, nous a alerté.
Sur la page de cette association d'aide aux SDF, les bénévoles se déchaînent : " Elle viole l'intimité des sans-abri ! Son expo doit être interdite ", s'emporte par exemple Jérémi. Hakim, lui, souhaite carrément qu'elle ait un jour " envie de manger les négatifs de ses photos volées ".
Une citation tirée de son contexte n'a plus tout à fait le même sens...
Ainsi, Jérémi écrivait " Les SDF sont un spectacle pour elle : " il y'en a qui sont rigolos ", " c'est très très impressionnant de les voir dormir ". Elle sourit naivement quand elle parle de la situation des sans-abris. Aucune pointe de tristesse! " Je les prends pas de leur plein gré " : elle viole l'intimité des sans-abris!! Son expo doit être interdite. "
Et Hakim : " Et elle est " FIÈRE " ! Pas de décence pour ces ÊTRES HUMAINS qui n'ont pas, eux la même chance qu'elle. Mais comptant sur le temps, pour qu' un jour elle ait envie de manger les négatifs de ses photos volées. "
Marion Hislen, présidente de Fétard, l'association organisatrice, a préféré retirer le travail, sous la pression. " L'œuvre a pu choquer, mais nous, c'est justement sa dimension subversive qui nous intéressait, assure-t-elle. Le problème vient du fait qu'elle ait photographié des personnes sans leur autorisation. Or, certains d'entre eux sont reconnaissables. On risquait un procès. Nous avons proposé à l'artiste de retravailler son sujet pour l'exposer l'an prochain. "
Ah bon ? C'est uniquement à cause du risque de procès ? Voici pourtant quelques extraits des mails envoyés par Marion Hislen :
" (...) nous avons retiré officiellement de notre programmation l'oeuvre de l'artiste Hellena Burchard. Nous sommes actuellement en train de retirer ses oeuvres de l'accrochage et de retirer sa page sur notre site internet ainsi que sur nos réseaux sociaux. J'informe également l'artiste de ce pas de notre décision. Nous nous excusons sincèrement de la part de toute l'association et du festival. "
" Nous aurions aimé vous rencontrer avec l'équipe du 104, l'artiste et moi-même afin de ne rester sur un échange de mail, mais bien d'entamer une discussion constructive. "
On s'excuse et on insiste pour avoir une discussion constructive quand on est sûr de son bon droit ?
(...)
Rien n'indique que Fétard aurait perdu un éventuel procès intenté par Entraides-Citoyennes.
Rien n'indique non plus le contraire, et nous sommes prêts à prendre les paris qui se présenteraient !
Au regard de ses statuts, notre association est parfaitement fondée à agir dans ce type d'affaire, sans avoir à prouver qu'elle a été mandatée par les personnes concernées.
Dans sa décision " Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu rendu contre la Roumanie en Grande chambre le 17 juillet 2014 (n° 47848/08) la Cour Européenne des Droits de l'Homme a jugé qu'une association était recevable à agir en justice pour défendre les droit fondamentaux d'une personne qui n'est pas en mesure de le faire, et alors même que cette personne n'a pas fourni de mandat. Si l'association, au cas par cas, doit prouver le bienfondé de son action, la Cour a jugé que, dans un Etat de droit, on ne pouvait admettre que des atteintes aux droits fondamentaux ne puissent être soumis à l'examen du juge au seul motif que les personnes sont concernées sont dans un état de vulnérabilité tel que l'accès au juge, de facto, leur est impossible.
Ce faisant, cet arrêt de la Cour s'inscrit dans une grande tradition juridique sur l'effectivité des droits (CEDH, Post c. Pays-Bas (déc.), no 21727/08, 20 janvier 2009 ; Aliev c. Géorgie, no 522/04, §§ 44-49, 13 janvier 2009, Y.F. c. Turquie, no 24209/94, § 29, CEDH 2003IX ; Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37 ; Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 154, série A no 25 ; Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 89, CEDH 2012 ; İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 52, CEDH 2000VII).
Aux termes de l'article 9 du Code civil, " Chacun a droit au respect de sa vie privée ". Le droit à l'image, en tant qu'attribut de la personnalité, fait partie de la vie privée. Toute atteinte au droit à l'image constitue de ce fait une violation de la vie privée, comme l'affirme une jurisprudence constante : " Toute personne a sur son image et sur l'utilisation qui en est faite, un droit exclusif qui lui permet de s'opposer à sa reproduction sans son autorisation expresse et spéciale ".
Le droit à l'image permet à toute personne de s'opposer - quelle que soit la nature du support utilisé - à la reproduction et à la diffusion, sans son autorisation expresse, de son image. L'autorisation de la captation ou de la diffusion de l'image d'une personne doit être expresse et suffisamment précise quant aux modalités de l'utilisation de l'image.
Le non-respect de cette obligation est sanctionné par l'article 226-1 du code pénal qui prévoit un an d'emprisonnement et 45 000 € d'amende.
La seule limite est que la capture de l'image d'une personne ait été accomplie au vu et au su de l'intéressée sans qu'elle s'y soit opposée alors qu'elle était en mesure de le faire.
Dès lors qu'elle se rapporte à une personne identifiée ou identifiable, l'image d'une personne est une donnée à caractère personnel.
Or, Hellena avoue très clairement dans cette vidéo qu'au moins une des personnes sans-abri photographiée s'était opposée à la prise de vue et se félicite d'avoir pu prendre ses photos auparavant !
Mais la petite structure pouvait-elle seulement prendre ce risque ? " Les institutions culturelles ont de moins en moins d'argent et la plupart des artistes sont fauchés, se désole Diane Ducruet. La fragilité économique les pousse à céder aux pressions et menaces plutôt que de les braver. " Problème : les crédits de l'Etat dédiés à la culture diminuent régulièrement. Des espaces de liberté par excellence, auraient pourtant bien besoin de soutien en ces temps troublés où dessiner peut coûter la vie.
Nous sommes tout aussi peinés que Fisheye et Diane Ducruet de la situation délicate des institutions culturelles qui ont de moins en moins d'argent. Nous le sommes à minima tout autant que de la situation de l'aide aux sans-abris qui ne suit pas du tout la croissance du nombre de personnes à la rue !
Quant à l'amalgame avec l'attentat meurtrier de Charlie Hebdo, nous le trouvons fort malvenu quand il s'agit de protéger l'un des droits qui reste aux personnes en grande exclusion qui sont ici bafouées au nom de " l'art " !
Après cet article - le second après l'opus " Je sais que ceux que j'ai photographiés n'auraient jamais dit oui " consacré à Marc Melki (voir ci-dessous) qui nous mettait déjà en cause - nous aimerions que ce magazine s'interroge un jour sur des notions telles que la déontologie, l'intimité des personnes de la rue, l'exploitation de leur image dans des magazines qui piochent dans des photos pour illustrer des articles qui n'ont rien à voir avec les sujets concernés et même, soyons fou, sur une possible rétribution des sujets qui font vivre le photo journalisme...
Pour ceux qui douteraient encore qu'ils soient possible de témoigner sans bafouer les droits des personnes à la rue, j'invite à la lecture de l'article consacré aux raisons de notre soutien à Fernand Melgar. Tout y est !