Du haut de son caractère de groupe quasi mythique, Cannibal Ox synthétise le meilleur et le pire de ce rap indépendant new-yorkais du tournant du siècle. Très inspirés de plonger avec application dans un univers post-apocalyptique épique et totalement innovant lorsqu’ils peaufinnent The Cold Vein, le jeune El-P aux manettes, Vordul Mega et Vast Aire n’ont pourtant jamais vraiment réussi à échapper au funeste destin de la plupart de leurs compères de l’époque : tomber dans un relatif oubli, ponctuant leurs petites carrières solos respectives d’une poignée de disques pas toujours très convaincants, sans jamais dépasser la poignée de faits d’armes héroïques. N’ayant jamais su totalement transformer l’essai, le duo s’est peu à peu délité au point de ne plus apparaître que comme un lointain souvenir chez des trentenaires en mal d’une époque qui serait, à les écouter, plus attrayante que celle que nous vivons.
Mais l’affaire est plus complexe : les premières minutes de Blade Of The Ronin, leur retour après quatorze ans de mutisme à deux, nous font transcender ces considérations de base pour commencer à comprendre que Cannibal Ox n’a pas d’alternative, leur réalité se borne à l’univers de The Cold Vein et ses dérivés. La réalité musicale de CanOx ne dépasse en réalité pas ces paysages froids où l’impact d’un breakeat dense se heurte à l’urgence de claviers omniprésents, le tout porté par ces relents d’un boom-bap cosmique en droite ligne des 90’s. Et c’est pour retrouver ces sensations que nous nous sommes tous jetés sur Blade Of The Ronin, pour reconnecter avec les souvenirs d’une écoute, une nuit du début des années 2000, et se voir de nouveau propulsés dans cette dimension qui nous avait tant attirés. Un retour aux sources qui pourtant peine à maintenir son effet passées les premières minutes. Toutes ces considérations sont bientôt balayées par la seule et unique question qui vaille la peine d’être posée : souhaite-t-on vraiment retrouver le CanOx de 2001 en 2015 ?
Mises côte à côte, les trajectoires d’El-P et de ses anciens comparses rappeurs entretiennent un grand écart tellement conséquent aujourd’hui qu’on en choperait le tournis. Là où le rappeur/producteur a toujours su aller de l’avant, pour le pire ou pour le meilleur, Vordul et Vast Aire semblent à jamais enfermés dans leur Iron Galaxy, se bornant à creuser ad nauseam un sillon déjà magnifié par les 75 minutes de leur premier album. Et ce Blade Of The Ronin ne parvient malheureusement jamais à s’éloigner de l’incontournable comparaison avec son prédécesseur tant il semble en être un héritier presque trait pour trait ; ne tentant quasi jamais de prendre quelques libertés sur ce qui fut.
Et pourtant, s’il s’agit ici de revisiter un univers déjà déployé avec talent quatorze ans auparavant, Blade Of The Ronin le fait parfois avec talent et réussite, à tel point que certains morceaux n’auraient pas dépareillé sur The Cold Vein. Ce sample du refrain qui vous prend à la gorge sur The Power Cosmiq, Water et son flow robotique, les références SF, les quelques interludes instrumentaux, un feat. mémorable de Doom et un sample de Yoda : le paysage du rap indé du tout début des 2000’s résumé en quelques gimmicks. Tout concorde pour proposer une suite en bonne et due forme, sans aucun véritable passage honteux. Pas de quoi rougir tant on sait que les retours en forme d’hommage finissent sans peine par entacher un passé glorieux pour qui que ce soit. Alors pourquoi ce léger goût amer et l’envie de passer à autre chose ?
Sûrement parce que parmi toutes les options qu’ils auraient pu envisager, Vordul et Vast Aire sont allés chercher Bill Cosmiq, du crew de Harlem The Quantum, pour presque singer cette signature sonore bien connue de tous, parce qu’en dépit de tout ce qu’ils ont vécu en quinze ans, rien ne les a poussés à aller plus loin que leur duo bien rôdé ayant perdu un peu de saveur au fil des ans. Surtout parce qu’au final, Blade Of The Ronin sent le demi-aveu de défaite face au temps qui passe. Aussi honnêtes soient-ils, Vordul Mega et Vast Aire n’ont eu d’autre option que de replonger dans ce qu’ils connaissent et rien d’autre, cet univers est leur seule et unique réalité ; prisonniers d’un premier LP en forme d’OVNI lors de sa sortie. Ce deuxième opus, quant à lui, résonnera comme beaucoup plus banal, malheureusement, non sans proposer une poignée de moments intenses.
Mais qui voudrait renouer avec le New-York de 2001 si ce n’est quelques fans hardcore aveuglés par un rap plongé, depuis, dans des dizaines de phases innovantes et passionnantes ? Là où The Cold Vein ouvrait la voie à une démarche étrange résolument marquante, Blade Of The Ronin n’en est que le messager a posteriori : jamais très loin du mouvement original, mais trop déconnecté du présent d’un rap ayant trois univers d’avance aujourd’hui pour s’avérer véritablement singulier.