«I am intrigued with other people’s photographic recording of their lives… I feel somehow that it should be illegal to own them, yet since they are up for sale, it might as well be me who buys them.» –Lisa KokinCette semaine, je vous parle de l’artiste californienne Lisa Kokin que j’ai rencontrée l’hiver dernier à l’occasion d’un voyage à San Francisco. C’est une artiste contemporaine qui travaille avec le quotidien et le banal : elle fabrique des livres, des installations et des sculptures avec du fil à broder, des tissus, des cailloux et des photographies trouvées dans des brocantes.
Dans sa série de livres altérés, l’artiste arrache toutes les pages pour ne garder que la couverture. Avec les feuilles déchiquetées, elle peut constituer des boules de papier mâché, des formes géométriques qu’elle coud ensuite sur la couverture. Elle y joint des photos de famille trouvées et des objets du quotidien comme des boutons, du fil ou des bouts de papier trempés dans le thé pour les vieillir artificiellement. L’ensemble dégage une étrange ambiance poétique. L’aspect du livre s’apparente à un « bricolage » de matériaux hybrides. Il offre une seconde vie à des silhouettes ou à des visages qui ont un jour porté un nom, ont eu une histoire, ont été conservées dans un album de famille. Pour Lisa Kokin, la simple possibilité de pouvoir se procurer ces photographies de famille dans des vide-greniers témoigne du fait que plus personne n’est là pour se souvenir des personnes. À travers ses œuvres, elle matérialise ce mouvement de la mémoire, la façon dont l’histoire se détache des objets anciens pour revenir sous de nouvelles formes, tout en contenant toujours des traces indicibles de ce passé oublié.
Equal Rights. Mixed media book collage, 10.5 x 16 x 1 inches, 2006. Copyright: Lisa Kokin
Some, Found. Mixed media book collage, 13.5 x 10 x 2 inches, 2006. Copyright: Lisa Kokin
Love Always, Juanita. Mixed media book collage, 5.5 x 10.5 x 1 inches, 2008. Copyright: Lisa Kokin
Les thèmes qui l’inspirent rappellent ceux de Christian Boltanski, artiste français dont la découverte à d’ailleurs été majeure pour elle. Ces deux-là partagent un goût pour le livre d’artiste, la manie de réutiliser des objets ayant appartenu à d’autres et une obsession commune pour ce que Boltanski appelle la «petite mémoire»: cette mémoire des gens ordinaires, qui ne laisse pas de traces testimoniales, aucune parole, aucun écrit ; celle qui ne fait pas couler d’encre, parce qu’elle ne participe pas à la grande Histoire. Lisa Kokin travaille aussi beaucoup, et souvent avec humour, à partir de sa propre histoire de femme, juive et bisexuelle.
Elle a eu une éducation juive. Pour ses parents, c’était important. Même si elle a grandi aux États-Unis, elle a été élevée avec l’idée que les «goys» étaient dangereux. Au sortir de l’adolescence, elle a tout rejeté en bloc. Elle ne voulait pas aller dans les kibboutz comme les autres enfants. Elle a voyagé en Amerique latine, à Cuba. Elle est devenue hippie.
«Heureusement, sinon je me serais fait refaire le nez. Beaucoup de filles juives faisaient ça pour avoir un nez conforme aux critères de beauté de l’époque.»
Bones Down the Chutes. Matzo box, metal stand, ribbon, photocopied images on paper, 38 x 11.5 x 12.5 inches, 1990. Copyright: Lisa Kokin
Bones Down the Chute est le premier livre qu’elle a fabriqué, dans le cadre de ses études. Il reprend la forme du pain azyme que les juifs préparent pendant la Pâque juive. Le livre raconte l’histoire de ce nez qu’elle n’a pas changé. C’est le livre de l’artiste qui contient le plus de textes. Lisa Kokin aime les mots. Elle a grandi avec des livres autour d’elle et ses parents étaient très cultivés. Par contre, elle ne se considère pas comme une écrivaine. Elle se définit comme artiste, c’est tout.
« Les gens nous mettent dans des boîtes bien trop facilement pour qu’on en rajoute en les aidant.»
Before/After. Ammunition box, mixed media upholstery materials, leather, plastic, 11.5 x 15 x 13.25 inches, 1992. Copyright: Lisa Kokin
Dans une brocante, elle est tombée sur une exemplaire de Mein Kampf. Elle l’a gardé dix ans avant de trouver ce qu’elle allait en faire. Avant d’avoir le courage de le manipuler, aussi. Elle en a fait trois livres troublants dans lesquels les pages sont brûlées ou cousues pour rendre les mots originaux illisibles, ou découpées pour réorganiser le témoignage d’Hitler en de nouvelles phrases qui s’entremêlent aux écrits d’un livre yiddish.
Kampf. Altered book (Mein Kampf), Hebrew book fragments, PVA glue, 2.5 x 5.25 x 1.25 inches, 1999. Copyright: Lisa Kokin
Selections from Mein Kampf. Altered book (Mein Kampf), Hebrew book fragments, PVA glue. 2.5 x 5.25 x 1.25 inches, 1999. Copyright: Lisa Kokin
I Love Only What I At Least Know. Altered book (Mein Kampf), shredded and curled Hebrew book pages, PVA glue. 4.5 x 2.75 x 2.75 inches, 1999. Copyright: Lisa Kokin
Il faut aussi parler d’une autre Lisa Kokin, plus légère, mais tout aussi politique. Celle qui joue avec la relation du texte et de l’image en juxtaposant, par exemple, le texte d’un livre sur le mariage à des images provenant d’un manuel de chasse. Ou encore celle qui intègre le texte d’un livre homophobe aux pages d’un livre pour enfant, dont les dessins reproduisent les clichés des différences hommes/femmes. Ces jeux de collage entre le texte et l’image permettent de remettre en cause les institutions, les évidences et les idées reçues.
Life After Death Described and Explained. Cardboard pill box, found photos, found text, thread, 3 x 1.75 x 1 inches, 2000. Copyright: Lisa Kokin
Physical Difference Found in Lesbians. Altered book (Betsy and the Boys), mixed media collage, thread. 9 x 6.5 x 2 inches, 1999. Copyright: Lisa Kokin
Toutes ses oeuvres sont intimement liées à son histoire personnelle, et surtout, à sa peur de disparaître. Quand je l’ai rencontrée, elle m’a montré les livres en yiddish dont elle a hérité de sa famille. Que des grands classiques, dont Le Capital de Marx et un Dostoievski. Avec ceux-ci, elle a commencé un nouveau travail de broderie : sur de grands tissus blancs, elle tisse le texte que ces livres contenaient.
«Moi, je n’ai pas eu d’enfants. J’ai peur de ce que tout ça va devenir à ma mort. Ça m’obsède, l’idée de la disparition.»L’ensemble de son travail est disponible sur son site Internet : www.lisakokin.com.
(Article publié sur le webzine Ma Mère était Hipster le 13 septembre 2014)